dimanche 17 novembre 2013

Les tatoués au musée

LE MONDE CULTURE ET IDEES | • Mis à jour le | Par
Abonnez-vous
à partir de 1 €
Réagir Classer
Partager google + linkedin pinterest
Un tatouage signé Jean-Luc Navette.

Le tatouage n'est décidément plus l'apanage des filles de joie et des mauvais garçons. Non content de devenir une pratique banale (il toucherait environ 10 % de la population française) et un élément incontournable dans le répertoire visuel des hipsters et des branchés, il se frotte depuis une quinzaine d'années au monde de l'art contemporain.

Le Monde.fr a le plaisir de vous offrir la lecture de cet article habituellement réservé aux abonnés du Monde.fr. Profitez de tous les articles réservés du Monde.fr en vous abonnant à partir de 1€ / mois | Découvrez l'édition abonnés

On pense aux cochons tatoués par Wim Delvoye entre 1995 et 2009 et au scandale causé par la vente, mirobolante, d'une peau humaine "ornée" par cet artiste flamand. Autrement dit, du tatouage effectué sur le dos d'un homme vivant, dont l'épiderme doit être tanné post mortem. Ces oeuvres au kitsch délibéré ont donné à la discipline, jusqu'alors déclinée loin des galeries, une visibilité dont les tatoueurs se seraient bien passés.

CABINET DE CUSIOSITÉS
Plus discrètement, le phénomène est aussi l'un des modes d'expression défendus par la revue Hey !, manifeste trimestriel en faveur de la création underground lancé en 2010 par les curateurs-éditeurs Anne & Julien. La première déclinaison du magazine sous forme d'exposition - c'était en 2011 - avait rassemblé à Paris pas moins de 60 000 visiteurs.

D'où un second accrochage, jusqu'au 28 août, à la Halle Saint-Pierre, à Paris. Conçu à la façon des cabinets de curiosité, "Hey ! Modern art & pop culture/Part II" réunit une soixantaine d'artistes tournés vers les marges de la création contemporaine. Le tatouage y trouve sa place en tant que discipline artistique, au même titre que l'illustration, la bande dessinée ou le surréalisme pop. "Il fait partie de ce qu'on défend, expliquent Anne & Julien, à savoir le dessin, la composition et la technique."

Difficile à exposer sur son support originel - la peau -, le phénomène est montré à "Hey !" de trois manières principalement. Il y est d'abord représenté : les céramiques de Gerard Born figurent le corps tatoué à travers des portraits qui sont autant d'hommages aux maîtres de la discipline, du Danois Ole Hansen au Japonais Horiyoshi III.

Dans la même veine, la première édition de "Hey !" rassemblait une série d'"icônes du tatouage" peintes par Titine K-Leu, artiste et épouse de Filip Leu, un tatoueur célèbre. Ses toiles, inspirées de photographies puisées dans les collections de Henk Schiffmacher et Spider Webb, deux célèbres tatoueurs des années 1970 et 1980, sont pour elle "une autre peau" : "Je suis terriblement empathique ; au moins, le chanvre, le lin ou le coton ne crient pas quand je leur fais du mal !", s'amuse la jeune femme.

TROPHÉES DE CHASSE
D'autres choisissent d'exposer des "flashs", ces dessins sur papier dont les books des tatoueurs sont remplis. De façon plus troublante, certains artistes jouent aussi la carte de l'hyperréalisme et exhibent le tatouage sur des moulages qui imitent la couleur et la texture de la peau. C'est le cas de Renato Garza Cervera : à la Halle Saint-Pierre, l'artiste mexicain présente des sculptures anthropomorphes plus vraies que nature, supposées figurer des peaux humaines tannées. Disposées à même le sol comme autant de trophées de chasse (la série s'intitule d'ailleurs "Of Genuine Contemporary Beasts", "des véritables bêtes contemporaines"), elles se veulent la représentation de membres de la Mara Salvatrucha, ce gang salvadorien associé à la violence la plus crue... C'est à leurs nombreux tatouages qu'on identifie les malfrats, et les motifs religieux et lettres gothiques dont leurs corps sont ornés sont autant de signes propres à distiller la menace.
Une sculpture de la série "Of Genuine Contemporary Beasts", de l'artiste mexicain Renato Garza Cervera.
En Occident, le tatouage a longtemps véhiculé une image infamante, spécialement associée aux durs à cuire. En France, il fut jusqu'à la dernière guerre mondiale l'apanage des marins, des marlous ou encore des légionnaires : "L'école française du tatouage est à chercher à Biribi, ce bastion imaginaire d'Afrique du Nord par lequel on désignait l'appareil disciplinaire de l'armée française, rappelle Jérôme Pierrat, rédacteur en chef du mensuel Tatouage magazine. A l'époque, on se tatouait pour tuer le temps. C'est la raison pour laquelle on le faisait essentiellement dans la marine, à l'armée et en prison."

Qui veut se faire une idée du "style" français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle aura ainsi tout intérêt à fouiller dans les archives de la police et les livres de criminologie - notamment Les Tatouages (1881), du docteur Alexandre Lacassagne, médecin légiste. C'est d'ailleurs d'un policier, le commissaire Jacques Delarue, que Jérôme Pierrat et Eric Guillon tiennent les portraits de tatoués reproduits dans leur dernier ouvrage, Mauvais garçons (éditions La Manufacture de livres).

UN CV SUR CHAQUE BRAS
Il a fallu attendre les années 1960 pour que le tatouage cesse d'être confiné aux marges sociales et aux lieux d'incarcération. A l'époque, les voyous délaissent une coutume qui présente l'inconvénient d'offrir à la police un moyen bien trop sûr d'identification : "Les vrais de vrai ont commencé à penser que c'était assez débile d'afficher son CV sur ses deux bras", résume Jérôme Pierrat. 
Dans le même temps, des jeunes gens nourris à la contre-culture et pour certains formés en école d'art font éclore une nouvelle génération de tatoueurs. Ils s'appellent Ed Hardy ou Felix Leu (le père de Filip Leu), se revendiquent artistes et ouvrent grand la discipline à d'autres cultures - japonaise notamment.

Avec le nouveau millénaire, c'est encore un nouveau tournant qui se dessine. Internet a permis à une pratique encore confidentielle de se diffuser au-delà de ses cercles habituels - tattoo shops et magazines spécialisés. Acheter une machine est devenu l'affaire de quelques clics, et la transmission patiente des savoir-faire a parfois cédé le pas à l'autoformation.

Fuzi, dessinateur issu du graffiti "vandale" et tatoueur au style délibérément brut, a tout appris tout seul : "A l'époque où j'ai commencé, raconte-t-il, je ne me reconnaissais pas dans la culture du tatouage, dominée par le secret. Je ne suis pas entré dans ce jeu-là, je voulais faire bouger les lignes."

NOUVELLE GÉNÉRATION

L'engouement dont jouit aujourd'hui la discipline est en partie lié à l'apparition d'une nouvelle génération de tatoueurs, moins soucieuse de tradition et d'habileté technique que d'expression personnelle. Au début des années 2000, des artistes comme Yann Black ont certainement contribué à faire évoluer les pratiques : "Il a su dire au monde du tatouage : "Moi, je dessine comme ça", il a imposé son style, raconte Jean-Luc Navette, illustrateur et tatoueur réputé. Au début, c'était très mal vu et il s'est fait taper sur les doigts. Les gens qui sont en place grincent toujours un peu des dents à l'arrivée d'une nouvelle vague."

Faut-il voir dans la faveur dont jouissent ces artistes le signe que le tatouage a conquis sa place parmi les beaux-arts ? Dans les faits, on en est loin : si le nombre de professionnels a explosé en France, passant de 80 au début des années 1980 à plus de 4 000 aujourd'hui, le milieu reste clivé entre ceux qui considèrent ce mode d'expression comme une activité artistique et ceux qui le regardent comme un artisanat : "Même si le tatouage n'est en aucun cas un art, résume Jérôme Pierrat, quelques tatoueurs sont des artistes."

La reconnaissance du tatouage en tant que discipline artistique soulève pourtant des enjeux autres que symboliques. En France, l'activité est en effet assimilée à une prestation de service et taxée comme telle par l'administration fiscale ; alors que les dessins et oeuvres graphiques bénéficient d'une TVA réduite à 7 %, le taux appliqué au tatouage est de 19,6 %.

C'est d'ailleurs pour obtenir les mêmes avantages fiscaux que les artistes qu'est né le Syndicat national des artistes tatoueurs (SNAT) en 2003 : "On revendique d'être à la Maison des artistes plutôt qu'à l'Urssaf, explique Tin-Tin, cofondateur et président du syndicat. Les ferronniers d'art sont reconnus comme des artistes, les peintres sur soie aussi, alors pourquoi pas nous ?"

UNE LIBERTÉ RARE

La difficulté qu'ont les tatoueurs à obtenir un tel statut tient sans doute à la nature de leur support d'élection : aussi indélébile et permanent soit-il, un tatouage ne se conserve pas, ne se livre pas, et ne peut faire l'objet d'aucune spéculation. Il se dérobe aussi aux grilles de lecture qui structurent l'art contemporain.

"Contrairement à la peinture, il n'a pas souffert du réductionnisme, explique Wim Delvoye. Ceux qui le pratiquent ont rarement fait des études artistiques, ce qui leur donne une liberté rare." Le tatouage pourrait pourtant revendiquer son appartenance à une lignée : celle des mouvements qui ont pris le corps pour objet, de l'actionnisme viennois au body art en passant par Fluxus. Il n'en est rien : "C'est un art populaire qui ne grandit pas sur un fondement intellectuel, et qui marche à l'énergie", expliquent Anne & Julien.
L'un des cochons tatoués par l'artiste belge Wim Delvoye à Londres, le 5 mars 2008.
Du reste, le monde du tatouage se méfie de tous ceux qui tendent à l'assimiler à la création contemporaine et à le conceptualiser, ce qui équivaut selon lui à le "récupérer". La démarche de Fuzi, qui revendique les liens entre tatouage et performance et qui expose en galerie, suscite l'ire du milieu. Idem pour Wim Delvoye, à qui l'on reproche pêle-mêle de "tatouer des cochons qui n'ont rien demandé" ou encore de ne pas intervenir lui-même sur la peau, alors que la réputation d'un tatoueur se jauge tout autant à sa maîtrise de la technique qu'à son style.

Comme d'autres subcultures tendues entre la revendication de leur marginalité et le désir d'être plus visibles, le tatouage pâtit enfin d'un déficit de connaissance et de représentation. En ce domaine, il reste encore beaucoup à faire. D'où le projet auquel s'affairent actuellement Anne & Julien : le couple prépare pour mai 2014 une nouvelle exposition "Hey !", au Musée du Quai Branly, à Paris, dont l'objet sera de croiser anthropologie et pratiques contemporaines. Pour montrer, notamment, que la reconnaissance du tatouage comme un art passe par la mise en valeur de son histoire multimillénaire et de son universalité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.