On l’appelait le navire amiral des Champs Elysées, deuxième enseigne de distribution de produits culturels de l’hexagone depuis 1988.
Pour ce luxueux bâtiment, symbole d’une économie qui marche sur la tête, le clap de la fin est tombé.
Virgin « Megastore » est déclaré depuis le 17 juin 2013, en liquidation judiciaire, par le Tribunal de Commerce de Paris. Pour l’un des lieux favoris de la jeunesse parisienne ainsi que 26 magasins du groupe, laissant sur le carreau 960 salariés, voués au chômage, c’est une véritable casse sociale.
Quelles sont donc les raisons de ce déclin irrémédiable?
Pour les uns, l’inéluctable assèchement des marchés du CD, DVD et jeux vidéo sur console, dont pâti également la FNAC, vouait le marché à sa perte. Sans compter le coût exhorbitant des loyers de ces « mégastores » souvent implantés en centre ville.
Pour les autres, la mutation des industries culturelles a bon dos, car le téléchargement, les loyers trop chers, ne couvrent pas toute la réalité du problème.
Un peu d’histoire de la naissance de ces lieux pourrait nous éclairer. Le groupe Lagardère (2001-2008), actionnaire minoritaire qui poursuit sa politique expansionniste en ouvrant les sites de Montpellier, Nice, Toulouse, Nantes, Melun.., n’aurait pas pris certaines décisions stratégiques devant le recul de la consommation et la dématérialisation des supports culturels. Le groupe Butler Capital Partners, actionnaire depuis 2008 jusqu’à 74%, rachète l’enseigne en difficulté, effectue l’opération presse-citron avant de s’en débarrasser à un prix plus élévé. Une stratégie de recul d’une mise à mort attendue s’est opérée.Les avertis dans cette affaire sont les syndicats et les salariés attentifs aux signes d’essoufflement de leur outil de travail, qui ont dénoncé ces pratiques sans être entendus !
L’incurie des propriétaires est donc largement incriminée par les défenseurs du droit au travail bien fait, animés par une toute autre logique.
Ces virages manqués, ces glissades de réforme en réforme ont abouti, dans un contexte de crise indiscutable, à l’extinction du géant « Mégastore » Virgin qui ne comptait plus que 1000 personnes en France contre 2000 dix ans plus tôt.
En juin, le propriétaire de l’immeuble des Champs Elysées, l’assureur Groupama, a revendu le bâtiment Virgin Megastore ainsi que le Monoprix, à un fond d’investissement venu du Quatar, QIA.
Que vont devenir ces 960 salariés de Virgin ?
Ce qui les attend c’est bien sûr le Pôle Emploi, avec une indemnité de licenciement lamentable disent-ils, par exemple pour 8 ans d’ancienneté, 2000 euros seront versés.*(1)
Sur un temps court, les salariés se sont pourtant mobilisés avant la liquidation: rencontres avec le ministre de l’industrie et la ministre de la culture, présents aux réunions interministérielles, mais en vain..Ils se sont sentis abandonnés, lâchés de toute part après la décision du tribunal. Seules les équipes du ministre du travail ont oeuvré sur le volet social, mais pas pour la reprise.
Face au naufrage du groupe, certains parlent de son sabordage, impuissants, désillusionnés et tristes.
Le 23 mai à 10H30 du matin, informée par France Inter, d’une grève devant le Megastore des Champs, j’ai décidé d’y aller pour enquêter. La presse était présente quand j’ai pu à mon tour, mener un interview auprès d’une vendeuse de DVD, qui spontanément a bien voulu répondre à mes interrogations.*(2)
Ce que nous pouvons constater dans ce témoignage, c’est l’esprit d’équipe qui régnait au sein de son service, ce que nous ressentions dans la disponibilité, l’accueil enthousiaste des salariés qui nous servaient, manifestement motivés, de bien faire ce travail autour des disques, jeux et livres. Comme elle nous le confirme dans l’interview, ils ont réussi à résister aux nouvelles méthodes du néo-management cherchant à les formater et à les contrôler. La « gestion » qui luttait contre la concurrence de la Fnac et d’Amazon avait du mal à s’imposer du moins dans ce temple de la musique.
Malgré les démentis, la Fnac se préparerait elle aussi à une cure d’austérité dans l’esprit de celle de 2012 qui lui a permis 80M d’euros d’économies. Ce qui ne va pas sans restructuration, à savoir : réduction de l’espace des magasins dédiés à la musique physique. Que vont devenir les 289 disquaires en moins ? Polyvalence, changement d’emploi etc..*(3)
Les Organisations contemporaines tendraient-elles à devenir des organisations désymbolisées ?
A partir des années 1980, le développement débridé du système capitaliste entraîne des conséquences telles que le chômage de masse, la pression salariale, la précarité et les pathologies du travail (stress, suicides, addictions etc.), ont amplifié le mouvement dans un contexte de crises successives.
Dès le début des années 1990, très vite, on a compris que « plus rien ne serait comme avant ». Celle qui nous a atteind de plein fouet porte sur la détériorisation du travail. Une intensification des tâches à contribué à une désubjectivation croissante des hommes et des femmes considérées essentiellement, comme des ressources à gérer, à optimiser, à flexibiliser et trop souvent avec une direction des ressources humaines au service du seul pouvoir de l’actionnaire.
L’hypothèse que soutient Bénédicte Viaillet dans son article : resymboliser l’organisation *(4) concerne trois caractéristiques énoncées ci-dessous pour expliciter combien l’organisation privée d’aujourd’hui, à structure actionnariale, intégrée à des groupes mondialisés, souffre de désymbolisation. De 1992 à 2008, le nombre de groupes français est passé de 600 à 30 000. Pendant cette période, 95% des fonds levés ont bénéficié à 64 entreprises, dont le C.A. représente la moitié du PIB de la France. *(5)
- l’organisation serait touchée dans ses fondamentaux par une destructuration concrète, (délocalisation, flexibilité, mobilité, déplacement, polyvalence) nous sommes entrés dans l’ère du culte du changement.
- Il serait impossible d’y localiser le pouvoir et le savoir, « qui est aux commandes ? » la financiarisation de l’économie aurait-elle rendu le travail invisible aux élites ?
- Un effacement de la perspective temporelle anéantirait tout repère historique, où s’enracine la culture d’entreprise avec ses traces symboliques.
Les conséquences psychiques sur les salariés se résument par conséquent à une quasi-impossibilité d’y éprouver une consistance subjective. Entendez par là : en se sentant ni exister, ni reconnu, le sujet passe de l’impuissance à la culpabilité, se replit, voire se met en retrait, éprouvant des difficultés à se mobiliser collectivement. Evalué, comparé, mis en compétition, il s’accuse entre autre, de ne plus pouvoir faire face, il perd son identité professionnelle. Dans cette désymbolisation organisationnelle, les personnes qui travaillent subissent une perte de sens, ne comprennent plus ce qu’elles font, ainsi que les objectifs de leur métier, de leur secteur d’activité, de celle de leur organisation par conséquent. Des chercheurs comme Christophe Dejours ont bien décrit ce constat.* (6)
En référence à l’enseignement de Jacques Lacan, Bénédicte Vidaillet, va penser les rapports sociaux selon la trilogie : Réel, Symbolique et Imaginaire.*(7) Contraint à s’identifier à l’autre, son alter ego, le sujet imagine ainsi remplir son vide radical, qui fait de lui un sujet divisé, ni conscient de soi, ni totalement autonome. Il n’y a pas d’essence du sujet, dira Lacan, son imaginaire constitue un des fondements de l’identité, mais ce registre s’appuie aussi sur la reconnaissance symbolique qui passe par le nom de l’enfant associé à son image dans le stade du miroir, premier lieu de reconnaissance imaginaire du sujet, soutenu par l’assentiment de l’adulte qui va le nommer à cette place par le langage. Ceci se situe entre 6 mois et 18 mois pour l’enfant.
« En étant introduit aux lois du langage, l’enfant est donc introduit à une structure symbolique qui lui préexiste et qui renvoie à l’univers de la loi, à la filiation, à la société, à la culture, etc. Le sujet est également introduit à la dimension du temps, aspect essentiel et inséparable du symbolique : il se situe dans une filiation et dans une histoire ». *(8)
Le Réel, troisième maillon de la trilogie lacanienne, n’est pas dissout par le symbolique, son noyau est irréductible et renvoie à un antagonisme structurel. Pour resituer cette approche psychanalytique dans le champ de l’organisation, nous dirons que l’ordre social est toujours structuré sur un manque, un vide qui ne peut être symbolisé.
Dans les organisations, on a repéré l’inflation de la dimension imaginaire qui s’est développée depuis 1980. Dans « les systèmes managinaires », les sujet sont pris au piège de leurs désirs d’affirmation narcissique, de reconnaissance, de leur demande d’amour et de leurs fantasmes de toute puissance. Parallèlement, un effacement de la dimension symbolique des organisations s’est peu à peu installé. Ces deux mouvements se sont téléscopés, celui d’une désymbolisation est bien moins repéré, comme le soutiendra Bénédicte Viallet. Selon l’auteure, cette désymbolisation recouvre les notions de structure, de pouvoir et de temps, que nous allons expliciter.
La structure :
bien malmenée, on parlera de destructuration symbolique de la personne, concernant sa place à tenir : « si je suis là, je ne peux être ailleurs ». Or, les réorganisations permanentes liées à la polyvalence, la mobilité, le flexibilité, à toutes ces mutations justifiées par l’impératif d’augmenter sans fin les objectifs de croissance et de rentabilité, concourent à faire disparaître l’idée d’une structure symbolique suffisamment stable. Dans le discours managérial, la recherche de permanence est déligitimée aujourd’hui. Ces travailleurs déplacés, de droite et de gauche, comment font-ils pour être associés à des places qui les détermineraient dans l’ordre symbolique, en leur donnant un sentiment fort d’appartemance à leur travail ?
Le pouvoir :
un autre aspect de cet effet de désymbolisation de l’organisation est à analyser également sous la question « Y a-t-il quelqu’un aux commandes ? », on ne sait plus qui est au pouvoir, qui fait autorité et détient réellement une organisation dans laquelle plus personne ne répond de rien. Les grands groupes dont les sièges sont distants opacifient la structure de pouvoir. Les stratégies s’élaborent, entre actionnaires et top management, souvent très loin des réalités du travail et de ses contraintes.La financiarisation de l’économie rend le travail invisible aux élites, qui prennent des décisions déconnectées de la réalité de la création de valeur. Comment alors influencer sur les décisions quand les filiales et le siège social sont si éloignés ? Un vide social se crée progressivement. Les directions locales impuissantes ne peuvent s’engager en leur nom auprès des salariés en cas de changement, ni les assurer d’un avenir. La parole perd son statut de « parole donnée », par conséquent elle n’a plus de poids.
Le temps :
la troisième caractéristique de cet effet de désymbolisation de l’organisation est celle du temps. Il n’y a plus de temporalité propre à l’organisation qui permettrait à ses membres de s’y inscrire et de se projeter dans un avenir, en s’identifiant fièrement à « sa boîte », comme par le passé. Aujourd’hui, l’histoire des organisations subit des revirements stratégiques rapides et brutaux associés au système actionnarial (fond d’investissement, fond de pension etc.), cela crée un sentiment d’incertitude, une impression de devoir « vivre au jour le jour ». Les restructurations continues et trop rapides, destabilisent les places des uns et des autres. Comment imaginer l’avenir quand il est difficile de comprendre la logique sous-jacente à ce système organisationnel ? Comment s’inscrire comme sujet dans une organisation qui fait disparaître la parole comme possibilité d’élaborer, de penser ?
Resymboliser l’organisation
Le rôle de la fonction RH, (Ressource Humaine), a aussi sa responsabilité dans les nouvelles forces de violence qui entraînent une chosification systématique des êtres. Il faudrait donc le repenser. La fonction RH devrait garantir la dimension symbolique sur les trois plans précités, structure, pouvoir et temps. Elle devrait retrouver un rapport au langage, abandonner la langue de bois managériale et se faire le relais d’une parole plus juste, issue du terrain, décrivant la réalité du travail, de ses difficultés, de ses nécessités. Sa fonction serait aussi de remettre de la temporalité, de l’historicité dans l’organisation, en essayant d’ajuster les savoir-faire des hommes et des femmes, les règles du métier, pour faire évoluer et défendre leur organisation afin de la faire durer.
Ces changements conceptuels passent par des formations à la gestion des ressources humaines davantage axées sur des outils d’analyse des tensions, des contraintes et des effets de structure propres à leur organisation plutôt que sur l’application à tout va du tournant gestionnaire lié à l’évaluation individuelle des performances qui délite les liens sociaux, désymbolisant gravement pour la coup la valeur travail. Pour protéger ce qui fait la singularité de chaque organisation, la fonction RH doit se considérer elle-même comme potentiellement en conflits avec les autres fonctions de l’organisation, et assumer ce point de pouvoir, pour ne pas disparaître à son tour, comme le précise Bénédicte Vidaillet.
Dans son ouvrage, » l’homme jetable », Bertrand Ogilvie, nous signale que la violence moderne est une violence naturalisée, rendue irreprésentable, réduite à une simple gestion. *(9).
La philosophe Simone Weill disait que la dignité du travailleur, c’est le travail. Si on lui enlève cela, il n’est plus qu’un pion.
Retrouver le sens noble du terme travail n’est-ce-pas vouloir et pouvoir y participer autrement ?
Chantal Cazzadori, psychanalyste.
(1) Virgin : après 25 ans aux Champs-Elysées, mon indemnité de …HYPERLINK « https://plus.google.com/113239484757596001988″
leplus.nouvelobs.com/…/884780-rejet-des-offres-de-reprise-de-… De Mélissa Bounoua – Dans 2 559 cercles Google+11 juin 2013 – LE PLUS. Loïc Delacourt est responsable du rayon musique au Virgin megastore des Champs-Élysées. Il y est entré en 1988. Ces dernières …
(2) mon interiew audio réalisé le 23 mai 2013, devant Virgin, le « mégastore » des Champs Elysées à 10H30.
(3) article internet, journal le parisien : www.leparisien.fr/imprimerOld.php? 600 postes menacés à la fnac.
(4) livre : Ressources humaines pour sortie de crise, sous la direction de Pierre-Eric Tixier, SciencePo.Les Presses. Article Chapitre 6, Resymboliser l’organisation, de Bénédicte Vidaillet, p.121.
(5) Travail invisible, enquête sur une disparition, de Pierre-Yves Gomez, François, élu président de la Sté Française de Management en 2011. Editeur François Bourdin.
(6) Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Seuil, 1998.
(7) Jacques Lacan, « Symbolique, imaginaire et réel » (1953), dans Des Noms-du-père, Paris, Seuil, 2005.
(8) Bénédicte Vidaillet, chapitre 6, p. 127, resymboliser l’organisation..
(9) Bertrand Ogilvie, professeur de philosophie, psychanalyste, ancien directeur au Collège international de philosophie, a publié en 2012 cet essai sur l’exterminisme et la violence extrême.
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