lundi 25 novembre 2013

Cadavre exquis

UN ARBRE
COURAGEUX
MANGE
UNE BALLE
FACILEMENT

Le Dictionnaire abrégé du surréalisme donne du cadavre exquis la définition suivante : « jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu'aucune d'elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. »
Ce jeu littéraire a été inventé à Paris, au 54, rue du Château, dans une maison où vivaient Marcel Duhamel, Jacques Prévert et Yves Tanguy1. Le principe de ce jeu était que chacun des participants écrive à tour de rôle une partie d'une phrase, dans l'ordre sujet-verbe-complément, sans savoir ce que le précédent a écrit. La première phrase qui résulta et qui donna le nom à ce jeu fut « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau ». Il fait partie des créations inspirées par le concept d'inconscient, souhaitant explorer ses ressources2.
Il n'était au départ qu'une activité ludique, selon André Breton : « Bien que, par mesure de défense, parfois, cette activité ait été dite, par nous, « expérimentale », nous y cherchions avant tout le divertissement. Ce que nous avons pu y découvrir d'enrichissant sous le rapport de la connaissance n'est venu qu'ensuite. » (Médium, no 2, 1954)

Il y avait au début Yves Tanguy, Marcel Duhamel, Jacques Prévert, Benjamin Peret, Pierre Reverdy, André Breton, et Frida Kahlo. D'autres participants les ont probablement rejoints, Max Morise, Joan Miró, Man Ray, Simone Collinet, Tristan Tzara, Georges Hugnet, René Char, Paul Éluard, Nusch Éluard, Robert Desnos et éventuellement, Henry Miller.

Princesse Brandon / déglutira / une petite mirabelle / gaiement / dans un cageot (André Breton, Recueil pour un Prélude, 1937)

De la phrase au roman, il n’y avait qu’un pas que les auteurs ont franchi, séduits par ce procédé d’écriture. Les règles ont dû être modifiées : l’auteur doit nécessairement pouvoir lire les chapitres précédents, avant d’entraîner intrigue et personnages au gré de sa fantaisie. L’auteur de romans policiers qui s’essaie au cadavre exquis se trouve placé dans les conditions d’une enquête réelle, dans l’ignorance des causes et des conclusions d’une affaire. Il prend l’affaire dans des termes qu’il n’avait pas déterminés et la transmet pour des conclusions auxquelles il n’avait sans doute pas pensé.
Premier roman construit sur ce principe, L’Amiral flottant (The Floating Admiral, 1931) est l’œuvre de douze auteurs, tous membres du Detection Club. Dans l’ordre désigné par le sort, G. K. Chesterton fut chargé d’écrire le premier chapitre. Les autres auteurs furent V. L. Whitechurch, G. D. H. et Margaret Cole, Henry Wade, Agatha Christie, John Rode, Milward Kennedy, Freeman Wills Crofts, Edgar Jepson, Clemence Dane. Anthony Berkeley apporta la conclusion à cette enquête sur la mort de l’amiral Pennistone.
En se partageant les chapitres du roman qu’ils élaborent ensemble, à tour de rôle, « aucun des auteurs, comme l’explique Michel Lebrun dans L’Almanach du crime 1980, ne connaît la suite de l’histoire et doit s’ingénier, premièrement : à dénouer la situation délicate par laquelle le prédécesseur a conclu le chapitre précédent ; deuxièmement : à compliquer la situation au maximum pour laisser dans l’embarras celui qui prendra le relais ».
Avec cinq titres, la collection « Les 13 voies du Ricochet » (1998-2000) a eu pour objectif d’associer des jeunes auteurs à des auteurs déjà connus, de tenter la cohabitation des styles et de profiter de la diversité des imaginaires pour voir les gens et la ville de différents points de vues, les auteurs devant présenter, chacun au travers d’un personnage typé, une tranche de vie d’un immeuble.
Le cadavre exquis peut être interactif. Les deux recueils de Brigitte Kernel, Exquis cadavres, regroupent des nouvelles noires écrites par l’animatrice radio et ses auditeurs, au cours de son émission Noctiluque, sur France Inter.
Avec peu d’auteurs, le cadavre exquis prend les allures d’un roman tournant, comme par exemple La Vie duraille (1985) de Jean-Bernard Pouy, Daniel Pennac et Patrick Raynal, signé J.-B. Nacray.
Pour réaliser des romans graphiques, certains auteurs et illustrateurs recourent à ce procédé, opérant un travail parallèle, sans rien laisser paraître au lecteur. Ainsi, pour élaborer Chroniques ferroviaires (Futuropolis, 1989) et Pigalle, Miles Hyman et Marc Villard ont choisi de raconter la même histoire de deux façons différentes : l’une narrative, l’autre graphique, Hyman réalisant une partie des dessins, Marc Villard s’en inspirant plus ou moins pour créer le texte. Et Miles Hyman de compléter les illustrations avec une attention plus spécifique au récit de Villard.
En août 2010, Maxime Gillio lance l’idée d’un cadavre exquis littéraire sur Facebook intégrant la contrainte des statuts du réseau social, 420 signes maximum. Au total 80 auteurs — plumes confirmées et jeunes duvets — se relayeront pour savonner la planche du suivant dans une succulente et délirante poursuite du tueur à l'andouillette. L'Exquise Nouvelle après avoir envahi quelques salons littéraires se verra couchée dans les pages d'un livre en octobre 20113,4.

L'exercice a également été adopté par des dessinateurs. Le but est alors de réaliser un tableau collectif sur une même feuille. Un premier artiste commence à dessiner sans que les autres ne regardent. Après avoir terminé, il replie la feuille sur elle même pour dissimuler son dessin, à l'exception d'une toute petite partie du dessin. À tour de rôle, chaque participant doit s'inspirer du motif laissé visible pour dessiner quelque chose et recouvre presque entièrement son oeuvre avant de laisser sa place au suivant. À la fin, l'ensemble est dévoilé. Une variante consiste à écrire une bande dessinée collective, chaque participant devant à tour de rôle s'inspirer uniquement de la dernière case dessinée par leur prédecesseur pour développer l'histoire. Ce jeu a été popularisé par l'émission de télévision française Tac au Tac et est très prisé par les festivals de bandes dessinées.

Mysterious Object at Noon, une approche expérimentale cinématographique inspirée du jeu du cadavre exquis, est initiée par le cinéaste Apichatpong Weerasethakul en 2000. Sur support 16 mm, le tournage s'est déroulé sur trois ans dans divers endroits de Thaïlande.
Dévoilé lors du 30e anniversaire du Festival des films du monde de Montréal, Cadavre exquis - première édition, idée originale d'Adrien Lorion, David Étienne et Michel Laroche, marque une évolution artistique en fusionnant l'art du cinéma et l'écriture de la chanson. Dans cette édition, ils ont greffé quelques variantes à cet exquis cadavre. Ils ont, pour commencer, imposé une bible d'une trentaine de personnages fictifs qui ont servi d'univers et de distribution à neuf cinéastes, ainsi qu'à neuf auteurs-compositeurs, qui se sont inspiré d'eux pour produire leur segment de film ou leur chanson. De plus, à titre d'exemple, l'artiste de la chanson et le cinéaste produisant le troisième clip sur les neuf, ne connaissait que le texte des quatre dernières mesures de la chanson et la dernière scène du deuxième clip et ainsi de suite. Ce qui a eu pour effet de produire une histoire dont l'évolution est surprenante, parfois de façon radicale ou amusante.



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