Ne plus avoir d'espace à soi pour être plus efficace. Dans certaines entreprises déjà, il faut réserver la veille l'endroit où l'on travaillera le lendemain. Expériences
Où se trouvent les bureaux de Benoît Devarrieux et de Jean-Pierre Villaret?» La question, a priori anodine, plonge la réceptionniste dans un abîme de perplexité. Coup d'oeil en forme de SOS aux copines qui grillent une cigarette sur le vaste canapé vert de l'entrée, face à une douzaine de vélos garés dans un angle. «C'est que... ils n'en ont pas. Enfin, pas vraiment.» Les patrons de l'agence parisienne de pub Devarrieuxvillaret («En un seul mot, s'il vous plaît»), créée en 1995, n'ont pas de «bureau». Ou plutôt, ils n'occupent pas le traditionnel espace clos ainsi nommé, avec patronyme sur la porte, lithos aux murs et table de réunion. Bref, l'apanage habituel du chef dont le grade se mesure à l'épaisseur de la moquette et à la superficie de la pièce. Bien sûr, Devarrieux et Villaret ont des tables de travail, mais elles sont reléguées au fond de la vaste salle au sol de linoléum vert et aux vrais-faux airs de bibliothèque universitaire tendance fac de socio, juste à côté du coin télé. Quant à leurs ouailles, commerciaux, créatifs, producteurs et médiaplanners, ce sont des SBF, des sans bureau fixe. Ils s'installent au gré de leurs affinités - ou de leur heure d'arrivée - autour de longues tables qui croulent sous les piles de documents, les bouteilles d'eau minérale et les téléphones portables. Même matériel spartiate pour tous: plateaux de bois clair archi-fonctionnels, petites lampes de bureau inclinables en acier, ordinateurs portables et poubelles pataudes, «chutiers» de monteurs de cinéma dans leur vie antérieure. Fin du fin, les chaises sont munies de roulettes pour permettre à chacun de changer de groupe de travail sans jouer les forts des halles. Seule entorse à la loi de l' «open space», quelques salles de réunion et des «war rooms» affectées temporairement aux équipes en mission commando pour un client.
On pourrait donc vraiment travailler sans s'enfermer entre quatre murs? Et même, un comble, en posant ses dossiers et ses stylos dans des espaces chaque jour différents? «Bien sûr!» tranchent en choeur Benoît Devarrieux et Jean-Pierre Villaret. Les deux hommes, établis avec leurs 125 collaborateurs dans 1 800 mètres carrés face au musée du Louvre, n'ont rien de joyeux hurluberlus post-soixante-huitards. Devarrieux donne le ton: «Notre organisation est un projet d'efficacité, pas une utopie. Nous avons voulu retrouver l'immédiateté, la transparence et la spontanéité indispensables au processus créatif. Pour produire de l'idée, il faut un lieu débarrassé des blocages, donc sans murs.» Villaret, son compère, enchaîne: «Nous nous sommes installés tous les deux dans le ??bocal'' pour être opérationnels et au courant de tout ce qui se passe.» Une organisation qui ne fait pas que des heureux, ils le reconnaissent volontiers. Quelques nouvelles recrues ont même jeté l'éponge au bout de quelques semaines. «Il faut trois mois pour réussir à faire abstraction du bruit, des tensions ambiantes et des coups de gueule des uns et des autres, juge Sophie Pleuchot, commerciale. Maintenant, j'apprécie l'absence de cloisons parce qu'elle permet de travailler vraiment ensemble. Dans les autres agences, il est rare de collaborer avec les créatifs.» Les clients de Devarrieuxvillaret, eux, sont surpris, toujours, effarés parfois, intéressés souvent. De là à envisager de faire voler en éclats les murs de leur propre entreprise, il y a tout de même un pas...
Ce pas, ils sont quelques-uns à l'avoir allègrement franchi ces dernières années. Pour les peuplades nomades de l'informatique et du conseil aux entreprises, nécessité fait loi face à une équation imparable. Un: le mètre carré de bureau coûte une fortune, notamment dans la région parisienne - de 60 000 à 80 000 F par an et par poste de travail, matériel et chauffage inclus, selon le cabinet Majorelle, spécialiste parisien de l'aménagement des espaces. Deux: qu'on soit commercial, consultant ou spécialiste de maintenance, on engrange du chiffre d'affaires chez ses clients, pas derrière son bureau. Résultat: pour gagner sur les deux tableaux, il faut supprimer les espaces individuels et transformer les salariés en SBF dotés d'outils qui leur permettent de travailler où qu'ils soient. Une révolution des moeurs managériales qui doit tout aux nouvelles technologies de l'information. En effet, une palette d'équipements de plus en plus sophistiqués, à commencer par les ordinateurs portables et les téléphones GSM, ont transformé la communication à distance en jeu d'enfant.
C'est Andersen Consulting qui a montré l'exemple, en janvier 1996, en quittant les 10 000 mètres carrés de la tour GAN, à la Défense, pour les... 7 000 du luxueux immeuble George V, sur les Champs-Elysées. Chaque consultant est désormais prié de réserver un espace de travail la veille pour le lendemain. A son arrivée, une borne interactive lui indique au pied de quel bureau l'attend le caisson qui contient ses dossiers et ses petites affaires. «Nous avons poussé la logique à l'extrême, reconnaît François Jacquenoud, ancien associé, qui a piloté ce projet, avant de devenir consultant en aménagement de sièges sociaux. Personne n'a de bureau, si bien que tout le monde est égal face à l'utilisation de l'espace.»
Philippe Masson, vice-président de Gemini Consulting, avoue sa méfiance face à «la perspective orwellienne qu'offre le bureau virtuel; en somme, on s'efforce de tirer le maximum d'efficacité des gens en réduisant les mètres carrés». Quand les consultants de Gemini ont été logés chez leurs cousins du cabinet Bossard, à Issy-les-Moulineaux, après la fusion en janvier 1998, ils ont dit adieu aux bureaux réservables. Sans trop de regrets. «Chez Gemini, nous n'étions que 120 consultants, aussi le sentiment d'appartenance ne posait-il pas de problème, note Philippe Chambert, directeur. Un sentiment qu'il faut recréer, en revanche, quand on est 700, comme c'est le cas à présent. Nous y sommes parvenus en conjuguant espaces de travail réservables pour les consultants de passage et petites unités de trois ou quatre bureaux pour les autres.»
Dans l'informatique également, les bureaux individuels sont out. C'est le travail itinérant qui est in. Les 160 ingénieurs et techniciens de maintenance sur site de Hewlett-Packard sont tous des SBF depuis trois ans. Du coup, les mètres carrés alloués aux bureaux dans les agences régionales ont été réduits à la portion congrue. Et rebaptisés «espaces d'accueil et de travail». Symbolique. Chez IBM France, 5 000 salariés sur 17 500 ont découvert les joies du nomadisme depuis 1995. Les commerciaux les premiers. Quand ils passent à la tour Descartes, à la Défense, ils posent leur téléphone GSM et leur ordinateur portable sur l'un des bureaux en libre- service. A moins qu'ils ne préfèrent s'installer tranquillement dans l'espace dit «de convivialité» - bois clair, plantes vertes et fauteuils violets, rouges et ocre - où ils peuvent aussi se connecter au réseau. Opération «travail nomade» réussie, selon Gérald Karsenti, directeur de la division des partenaires commerciaux: «Nos vendeurs consacrent plus de temps aux clients (50% contre 30% auparavant) et moins aux trajets (12% au lieu de 25%). Ils sont plus réactifs, plus souples, plus autonomes. Et les réunions sont moins longues, plus structurées, mieux préparées. Mais ça ne marche qu'à une condition: que l'entreprise investisse dans des supports techniques de grande qualité et dans la formation.»
Avner Ankri, directeur des ventes chez IBM et «manager de nomades», comme il se définit, reconnaît qu' «il est rageant de ne pas avoir les gens sous la main quand on a besoin d'eux». Pourtant, même s'il fait partie des privilégiés qui disposent encore d'un espace à eux, il goûte le plaisir de pouvoir emporter son bureau avec lui. Sa journée de labeur commence à 6 h 30, chez lui, à Bry-sur-Marne. «Pour traiter mes messages électroniques, je n'ai pas besoin de bureau. Je pose mon portable et j'étale mes dossiers sur la table du salon», explique-t-il. Vers 8 h 30, il prend le RER, direction la Défense, et profite de ses trois quarts d'heure de trajet pour lire un document ou travailler sur son ordinateur.
Chez le constructeur informatique Unisys, à Nanterre, les commerciaux ne seront bientôt plus les seuls sans bureau fixe. Objectif de la «chasse au gaspi» immobilier, qui doit être achevée à l'automne prochain: passer de 560 salariés sur 12 000 mètres carrés à 660 personnes sur... 1 000 de moins. Monique Le Covec, responsable de l'immobilier et des services généraux, annonce la couleur: «Nous allons casser les cloisons pour garder le moins de bureaux fermés possible, augmenter le nombre des espaces de travail réservables de notre business center, aujourd'hui réservé à l'usage des 120 commerciaux, et créer des postes de travail partagés.» Même les cadres dirigeants seront priés de se montrer partageux. En leur absence, il suffira de donner un tour de clef à l'armoire où seront entreposés ordinateur et documents confidentiels, et le tour sera joué: le bureau libéré pourra être utilisé comme salle de réunion.
Un projet tout à fait dans l'air du temps. «La tendance actuelle est à des espaces individuels plus petits, voire partagés, avec, en contrepartie, une pléiade d'espaces collectifs qui permettent de se rencontrer de manière informelle, de travailler ensemble et de mener des réunions ou des projets, estime Richard Galland, président du cabinet d'aménagement Majorelle. Et les 35 heures ne pourront qu'accélérer la réflexion sur ce thème: si on continue à respecter la règle un salarié-un espace, on va multiplier les postes de travail... vides une partie du temps!»
Reste à convaincre tous ceux qui ont encore un bureau. La perspective d'en être privés ne les enthousiasme pas, loin de là, d'après un sondage réalisé au début de 1997 par BVA/CTMétrie: ils ne sont que 10% à souhaiter «ne pas avoir de bureau ou de poste de travail fixe». L'entreprise virtuelle n'est pas (encore) pour demain.
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