C’est le cri d’une époque.
Depuis une trentaine d’années, combien d’experts et de « gourous » en tout genre, nous assènent leur vérité : la confiance en soi est la force vive des « sociétés en mutation ». Je dois apprendre à « n’avoir besoin de rien ni de personne », de pouvoir avant tout compter sur moi, sur ma « self-estime », pour attirer le respect des autres. Et, voilà, le tour est joué. J’ai bientôt acquis une telle idée de Moi que les autres finissent par disparaître de mon monde. N’est-ce pas d’ailleurs, au fond, ce que je cherche ? Ne plus dépendre d’un Autre qui, lui aussi, pense être le seul à « valoir quelque chose »…
Dommage que ces slogans aient oublié un petit détail. Comment faisons-nous désormais, grâce à ces beaux préceptes, pour parvenir à vivre et à travailler ensemble ? Sans un minimum de confiance, le monde social s’effrite et devient invivable. Mieux… Sans confiance, c’est la survie même de l’individu qui est en danger. Comment accepterais-je ne serait-ce que de me nourrir sans confiance dans le fait que la nourriture que j’achète et que je mange n’est pas toxique ? Comment pourrais-je sortir de chez moi le matin si jen’étais pas sûr de pouvoir y retourner le soir ?
Le mythe de la « société de confiance »
Voilà quinze ans, dans un livre consacré à la « société de confiance », Alain Peyrefitte, nous vantait les mérites des modèles anglo-saxons, affirmant notamment qu’ils permettaient à chacun de se dépasser constamment dans des « entreprises risquées maisrationnelles »1.Ces dernières années, les élites françaises ont cherché sans relâche à promouvoir ce modèle idéal de « confiance compétitive ». Il fallait « être performant », « tout contrôler », « ne jamais se soucier des autres ». L’une des raisons du succès de Nicolas Sarkozy, en 2007, a été justement sa capacité à mobiliser les électeurs autour de l’idée de réussite personnelle. Le fameux « travailler plus pour gagner plus ». Pour quel résultat ?
Notre société est aujourd’hui paralysée par une peur obsédante de tout ce quiéchappe ou semble échapper au contrôle. Catastrophes, étrangers, changements climatiques, etc., on en a tellement peur qu’on envisage toute sorte de comportement compulsif pour neutraliser ce qu’on ne parvient pas à « maîtriser ». Sans comprendre que l’angoisse, tel un cercle vicieux, est un mécanisme qui ne cesse de s’autoalimenter. C’est pourquoi la crise économique qui s’est déclenchée en 2008 n’est que la pierre de touche des contradictions de notre société. Elle a pointé les limites d’un volontarisme à outrance, en montrant qu’il ne suffisait pas de « vouloir pour pouvoir » et que, sanscoopération et solidarité, « notre monde peut être unenfer », comme le disait déjà Hannah Arendt.
Tous les jours, dans les entreprises, ils sont des milliers à le vivre dans leur chair. Pas besoin d’aller chercher des exemples dramatiques chez France Télécom ou Renault. Prenons ce salarié qui, à l’approche de la cinquantaine, et après s’être voué à son travail en essayant d’être toujours « flexible », se voit remercié car « trop coûteux ». Ou ces seniors qui connaissent un véritable parcours du combattant, se traînant d’entretien en entretien, à la recherche d’un nouvel emploi. Qui dit que ces Français ne veulent pas travailler ? Qui croit qu’ilsdénigrent le travail ?
Les manifestations de cet automne contre la réforme des retraites ne sont pas, on le sait, une simple protestation contre un allongement de quelques années decotisation mais aussi le symptôme d’une grande déception et d’un grand désarroi. Peut-on se limiter à croire, comme un Claude Bébéar, que les citoyens ne seraient descendus en masse dans la rue que parce qu’ils « dénigrent le travail, se disent fatigués et aspirent aux congés et à la retraite » (Le Monde du 30octobre) ?
Une chose est sûre. La fatigue française est bien réelle. Mais elle n’est pas une propriété intrinsèque du Français-paresseux-par-nature. Elle est le résultat d’une longue suite de contes de fée et de mensonges auxquels les citoyens avaient fini par adhérer et dont ils découvrent depuis peu l’inanité. C’est le résultat d’un véritable abus de leur confiance… Ce peuple qui, depuis 1789 et 1848, n’avait cessé d’opposer aux puissants du monde le rire moqueur de Gavroche, s’était progressivement laissé convaincre par les sirènes de l’idéologie néolibérale. Il avait accepté l’idée qu’il suffisait de croire « en soi-même » et de ne jamais compter sur les autres pour réussir sa vie. La société se partageait entre les « winners » et les « loosers », entre ceux qui croyaient n’avoir besoin de rien, ni de personne, etceux qui avaient la faiblesse de croire aux autres… Résultat : aujourd’hui nous nous méfions tous les uns des autres. Et nousavons plus confiance en l’avenir… Selon une enquête récemment réalisée par l’institut de sondage BVA Opinion en collaboration avec le réseau Gallup International Association, les Français remportent même la palme des plus pessimistes au monde. Ils ne croient plus en leur système scolaire. Ils se méfient des comptes publics. Ils n’ont pas confiance en leur système des retraites, etc.
Le goût de la confiance mutuelle
Comment alors briser ce cercle vicieux et retrouver le goût du « vivre et travailler ensemble » ? Il faut peut-être retrouver le véritable sens de la confiance. N’en doutons pas, la chose n’est pas si aisée. Car la confiance naît lentement. Et elle ne se développe que lorsqu’on a la possibilité de se rendre compte que les autres ne nous mentent pas systématiquement et qu’ils tiennent leur parole, au moins certaines fois.
Globalisation et mutation technologique poussent certes au changement. Mais elles ne poussent pas nécessairement aux dérives oligarchiques et au cynisme triomphant. Une société plus juste est toujours possible. Elle est même la condition du retour de la confiance en l’avenir. Mais cette confiance-là ne se décrète pas. Pour qu’elle puisse surgir à nouveau dans ce pays et se développer, elle doit pouvoir s’appuyer sur des preuves tangibles. Pas de confiance sans fiabilité. Or, c’est là que le bât blesse. Tout ce qui manque à nos élites, aujourd’hui, c’est d’être fiable. On dira que ce propos est « populiste ». L’accusation est commode. Jugeons sur actes. Les chefs d’entreprise, les politiques, les médias parlent d’exemplarité. Mais ce sont toujours, comme par hasard, les autres qui doivent être exemplaires. Pas ceux qui demandent des efforts. Pis. En France, un grand manager est désigné comme « courageux » lorsqu’il taille dans ses effectifs, tandis qu’il négocie âprement, et parfois en douce, ses stocks options et sa retraite chapeau…
Or la confiance que nous pouvons avoir dans les autres dépend toujours des « preuves » qu’ils sont en mesure de nous offrir de leur bonne foi. C’est lorsqu’un manager fait preuve de rigueur et d’efficacité, mais arrive aussi à reconnaître devant ses salariés qu’il n’a pas réponse à tout, qu’on peut progressivement compter sur lui et lui faire confiance. C’est lorsqu’un homme politique tient ses promesses et qu’il se tient à son programme qu’on peut continuer à croire en son discours…
La confiance consistetout d’abord à accepter de s’abandonner à la bienveillance d’autrui. Ce qui rend toujours possible le risque d’être trahi. Rien de surprenant puisque, comme le dit la philosophe Annette Baier, la confiance contient en elle-même le germe de la trahison2. Ainsi Rousseau excluait la possibilité de rapports humains fondés sur la confiance car il n’existerait pas, selon l’auteur del’Emile, « de cœurs constants ». Mais l’auteur des Rêveries du Promeneur solitaire oublie une vérité sociale : personne n’est suffisamment puissant pour se passer d’autrui. On peut le rêver, comme Jean-Jacques aux Charmettes, mais c’est un songe stérile. La confiance nous oblige à un « saut dans l’inconnu », ce que notre société déteste au plus haut point. Faire confiance, c’est parier. Mais ce pari, paradoxalement, n’est pas de l’ordre du quitte ou double. Il y a quelque chose qui relève du « reste ». En effet, ne vaut-il pas mieux risquer d’être trahi en pariant sur les autres, plutôt que de s’enfermer dans une solitude stérile, tout en se répétant devant le miroir : « comme je le vaux bien » ?
Aucune société ne survit sans un minimum de confiance mutuelle. La confiance en soi ne suffit pas. C’est la triste leçon des crises financières, générées en 1929 comme en 2008 par l’égoïsme cupide et aveugle. Franklin D. Roosevelt avait bien compris que ce discours sur la confiance mutuelle n’est pas seulement moral, commele prétendent les esprits cyniques et à courte vue. Il est aussi nécessaire sur le plan des affaires. « Nous avons toujours su que l’égoïsme insensible était moralement mauvais ; nous savons maintenant qu’il est économiquement mauvais », dira le Président des Etats-Unis lors de son second discours d’inauguration (1937), faisant le bilan de la soi-disant société de confiance des années folles précédant la crise de 1929. Elle n’était que le prélude de la société des années 1990-2000. D’où la nécessité, aujourd’hui, d’apprendrede nouveau à coopérer avec autrui, en lui faisant confiance et en prenant un risque qui dépasse largement la simple question de la poursuite de mon propre intérêt. Ce n’est qu’à partir du moment où je décide de ne pas suivre mon intérêt le plus immédiat et que je décide de coopérer, en effet, que le résultat du choix sera réellement avantageux pour la société tout entière.
Contribution de Michela Marzano publiée dans les pages Communisme en question de la Revue du Projet d'Avril 2011 dirigées par Nicolas Dutent. Michela Marzano est philosophe, Professeur des Universités à Paris Descartes. Dernier ouvrage paru,Le contrat de défiance, Grasset, 2010.
1Alain Peyrefitte, La Société de confiance (1995), Paris, Odile Jacob, 2005.
2 Annette Baier, « Trust and Anti-Trust », Ethics, 96, 2, 1986, p. 231-260.
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