Ronds, joufflus, à mâchoires
carrées ou discrètes, à bouche fine ou charnue, aux grands yeux, au
front étroit : chaque visage a une forme et des proportions spécifiques.
Que disent ces traits ?
Quelle impression véhiculent-ils ?
Dans quelle mesure peut-on y accorder crédit ?
Que disent ces traits ?
Quelle impression véhiculent-ils ?
Dans quelle mesure peut-on y accorder crédit ?
En 2007, une équipe de psychologues, de l’Université de Stirling en
Angleterre, publiait une étude surprenante sur le visage des
politiciens. Au moyen de logiciels de transformation des visages,
ces chercheurs avaient transféré des traits du visage de Tony Blair et
de son rival William Hague aux élections générales de 2001 au
Royaume-Uni, sur un même visage humain prototypique. Suite à
cette opération, ce visage avait « quelque chose de Tony Blair » ou «
quelque chose de William Hague », sans pour autant que quiconque ne soit
en mesure de détecter l’identité des politiciens dans ces deux visages
artificiels. Or quand on a demandé à des passants dans la rue pour
lequel de ces deux inconnus ils voteraient en cas d’élections
anticipées, ils ont été 53 pour cent à choisir le visage qui avait «
quelque chose de Tony Blair » et 47 pour cent à choisir celui qui avait «
quelque chose de William Hague ». Ces chiffres ont été confirmés
ensuite à la décimale près par l’élection réelle.
Anthony Little et son équipe ont réalisé les mêmes expériences avec
l’élection américaine entre George W. Bush et John Kerry en 2003, et
avec les élections australiennes. Avec le même succès. Devant ces faits
troublants, il est apparu que les visages transmettent un certain nombre
d’impressions quant à la personnalité, et que ces impressions sont de
diverses natures, qu’elles concernent l’autorité, la compétence, la
maturité, et pas seulement le caractère attirant ou disgracieux.
Les auteurs de cette étude ont pris soin de préciser qu’ils
n’avaient pas identifié les caractéristiques des visages de politiciens
qui assuraient leur succès. Pourtant, une réflexion est engagée depuis
quelque temps dans les milieux scientifiques, sur les
caractéristiques faciales qui transmettent une impression de beauté, et,
parfois comme par contagion (nous préciserons cette notion), d’autres
propriétés avantageuses de la personnalité. Que peut-on en dire
aujourd’hui ? Comme nous le verrons, la plupart de nos réactions face à
un visage sont dictées par des attributions de catégorie,
c’est-àdire que nous sommes habitués à reconnaître certaines
caractéristiques faciales chez les individus que l’on peut regrouper
schématiquement en cinq catégories : les hommes, les femmes, les
enfants, les personnes âgées et les personnes atteintes de malformations
d’origine génétique ou développementale. Notre système visuel extrait
d’un visage ce qui peut être rattaché à l’une de ces
catégories sociales, et teinte en conséquence l’impression que nous en
avons de divers attributs : juvénile, mature, compétente, sincère,
saine, etc.
Ces jugements présentent un point commun : le niveau d’attirance
que l’on éprouve pour les visages. De nombreuses recherches ont
montré que l’on part souvent de la perception de la beauté d’un visage
pour en déduire diverses caractéristiques de la personnalité. C’est donc
par cette qualité étrange – et si discutée par les philosophes – que la
réflexion peut s’engager.
Les canons de la beauté
La beauté du visage a fait l’objet de nombreuses recherches
scientifiques qui ont permis de dresser un inventaire des
caractéristiques qui rendent le visage plus ou moins « beau ». Au-delà
de l’inventaire lui-même, le fait même qu’il ait été possible de le
dresser montre qu’il existe des critères communs de la beauté, qui sont
partagés par l’ensemble des membres de l’espèce humaine, voire par
d’autres espèces animales. Leur existence remet en cause l’idée selon
laquelle la beauté réside dans l’oeil de l’observateur, dépendant de ses
goûts, de sa personnalité et de sa propre histoire. Mais quelles sont
les caractéristiques les plus appréciées, et pourquoi le sont-elles ? En
1990, une idée originale a été mise en avant par les
psychologues américaines Judith Langlois et Lori Roggman : un visage «
moyen », dont chaque caractéristique (largeur du nez, taille des yeux,
du menton, etc.) est intermédiaire par rapport à toutes les
variantes qu’on peut trouver dans la population, serait
particulièrement attirant. Pourquoi ? Probablement parce que ce
caractère prototypique ne présente pas d’anomalies.
Dans le même ordre d’idées, certains travaux tels ceux des
psychologues américains Randy Thornhill et Steven Gangestad, de
l’Université du Nouveau-Mexique, ont montré que la symétrie augmente
l’attirance d’un visage. Cela peut se comprendre à partir des études sur
les comportements de reproduction animale. Dans bon nombre d’espèces,
une asymétrie peut être liée à une anomalie génétique, ou se manifeste
chez les individus qui ont été exposés à des perturbations
environnementales – pollutions, températures extrêmes, parasites ou
maladies. Dans ce cadre, la symétrie est un indicateur de la santé et de
la valeur reproductive des concurrents. L’homme étant un
animal (presque) comme les autres, ce modèle animal lui a été transposé
avec un certain succès. Il convient de souligner qu’un certain nombre de
pathologies génétiques ou environnementales
s’accompagnent effectivement, chez l’humain comme chez l’animal, d’une
asymétrie faciale plus marquée. C’est le cas par exemple de la trisomie
21 (appelée aussi syndrome de Down), mais aussi d’autres maladies plus
rares, tel le syndrome d’Apert, qui a des causes génétiques et touche un
enfant sur 100 000.
La forme de certains traits faciaux semble également favoriser
l’attirance. C’est le cas par exemple des caractéristiques sexuelles
dites secondaires, qui différencient les femmes des hommes. Il existe
ainsi des traits faciaux typiquement masculins ou typiquement
féminins. Pour la femme, on a recensé un certain nombre de traits
faciaux typiques : grands yeux, sourcils hauts et fins, petit
menton, petit nez, arcades sourcilières peu prononcées, mâchoire
étroite. Pour l’homme, on cite au contraire un menton fort, des arcades
sourcilières prononcées, des yeux plus petits, des sourcils plus fournis
et plus rapprochés de l’oeil. Ces caractéristiques sont plus ou moins
archétypiques chez tel ou tel individu, ce qui peut le situer à divers
endroits d’un continuum facial entre le pur féminin et le pur masculin.
De façon générale, un visage est d’autant plus attirant qu’il présente
des caractéristiques propres de son sexe ; par exemple, des sourcils
fins et hauts pour une femme. La présence de traits caractéristiques de
son sexe est alors interprétée comme indiquant un développement
physiologique réussi, gage d’une adaptation fonctionnelle adéquate.
Devant n’importe quel interlocuteur, nous
interprétons instantanément et automatiquement ces différents paramètres
comme des signes d’appartenance plus ou moins prononcée à un
groupe social qui peut être celui des femmes ou celui des hommes. Les
personnes que nous trouvons androgynes se situent à mi-course du
continuum masculinité-féminité.
D’autres caractéristiques faciales sont aussi associées à l’âge ou
à l’état émotionnel. Pour l’âge, les caractéristiques qui apparaissent
au moment de la puberté (par exemple, les pommettes deviennent plus
saillantes) indiquent le statut postpubère de la personne, favorisant
ainsi l’attirance : ils sont un signe que cette personne constitue
éventuellement un(e) partenaire sexuel(le) dont l’union sera féconde.
Toutefois, l’attirance sera également favorisée par la présence de
caractéristiques néoténiques (qui évoquent l’apparence d’un
nourrisson), tels de grands yeux, qui suggèrent une certaine jeunesse.
Elle sera au contraire altérée par la présence de traits indiquant le
vieillissement.
Bien évidemment, les visages se déforment en fonction des émotions
ressenties par un individu, et l’on peut par exemple citer le cas de
l’intérêt qui s’accompagne de sourcils arqués. Mais certaines personnes
ont naturellement une conformation des traits du visage qui évoque ces
expressions. Pour revenir à l’exemple des sourcils, une
implantation arquée des sourcils se présente naturellement chez certains
individus, qui donnent ainsi naturellement l’impression d’être
intéressés par ce qui les entoure. De même, des yeux légèrement plissés
et une bouche dont les coins remontent légèrement donnent l’impression
d’un tempérament jovial, et des sourcils en « V » suggèrent
naturellement l’agressivité, par analogie avec les
expressions naturelles des émotions. Allons plus loin et rappelons-nous
qu’une des caractéristiques faciales féminines typiques, par opposition
aux caractéristiques masculines, est la hauteur des sourcils, plus
précisément la distance entre l’oeil et le sourcil. Une femme s’épilant
le bas des sourcils accroîtra cette distance et le caractère de féminité
qui lui sera implicitement associé.
En tenant compte de ces différents éléments, les chercheurs qui
s’inspirent du modèle animal – selon lequel l’attirance est déterminée
dans le cadre de la sélection naturelle – font l’interprétation suivante
: les caractéristiques faciales recensées sont attirantes, car elles
nous informent sur les compétences reproductives de la personne.
Elles le font au travers d’indices sur sa viabilité génétique et son
état de santé, sur ses capacités d’adaptation sociale et fonctionnelle
ainsi que sur sa disponibilité. L’apparente universalité de ces
indices suggère même un certain déterminisme de notre sensibilité à leur
égard.
Lire la compétence sur les visages
Le débat reste cependant ouvert. Beaucoup de chercheurs,
notamment en psychologie et plus particulièrement en psychologie
sociale, mettent en cause la validité de ces indices. Le débat porte sur
la validité des théories dites physiognomistes
(dont la morphopsychologie est un exemple), qui postulent que les
compétences et la personnalité peuvent se voir sur le visage. On se
souvient par exemple des résultats d’une étude réalisée en 2008 à
l’Université du Massachusetts : Nalini Ambady
et Oliver Rule avaient montré à des volontaires les photographies
des dirigeants des 25 premières entreprises du classement du magazine
Fortune, et leur avaient demandé d’estimer le degré de compétence, de
dominance, de fiabilité et de maturité
des personnes en question. Les psychologues avaient constaté que
les bénéfices des entreprises étaient liés aux scores que les
volontaires attribuaient aux dirigeants dans ces différents domaines,
sur la base de leur visage. La question se pose donc ; est-il légitime
de se demander si certaines particularités de la personnalité se «
lisent » sur le visage ?
L’un des postulats de ces théories physiognomistes est d’ailleurs
que la beauté physique renvoie à une sorte de « beauté intérieure ».
ans ce cadre, un phénomène a particulièrement été étudié, il s’agit du
stéréotype « Ce qui est beau est bon », examiné par les psychologues
Karen Dion, Ellen Berscheid et Elaine Walster dès 1972. Dans cette
étude, des volontaires devaient observer les photographies de trois
personnes présentant trois « degrés » de beauté : peu attirante,
moyennement ou très attirante. Les volontaires devaient estimer
différents aspects de la personnalité de ces visages, notamment le
succès professionnel ou le bien-être global dans la vie. Les résultats
révélèrent que le niveau d’attirance est relié à ce que les auteurs ont
nommé la désirabilité sociale, à savoir que les hommes et les femmes les
plus beaux et attirants physiquement sont perçus comme ayant une
réussite supérieure en société et occupant des postes plus prestigieux.
On les considère aussi plus heureux.
Belle, compétente, sympathique, honnête ?
De façon générale, en examinant de près un grand nombre de
travaux consacrés à ce sujet, mon collègue Guy Tiberghien et moi-même
avons retenu le fait suivant : lorsqu’une dimension d’évaluation a un
pôle positif et un pôle négatif, les personnes attirantes se situent
toujours plus vers le pôle positif de cette dimension. Ainsi,
les personnes attirantes sont souvent jugées plus intelligentes ou plus
compétentes, plus sympathiques, plus honnêtes, etc. Ces études, outre le
fait qu’elles traitent de stéréotypes (ce qui diminue en soi
la validité des déductions que l’on en tire), montrent que le niveau
d’attirance d’un visage est utilisé involontairement pour tirer
plusieurs conclusions à propos des divers aspects de la personnalité
ou de la compétence d’une personne.
Mais est-ce vraiment l’attirance qui suscite le jugement de
compétence ? Des recherches plus précises ont montré que l’effet est
plus complexe : il semble que certains traits du visage ont un effet à
la fois sur l’impression de beauté générale et sur le jugement positif
en ce qui concerne la compétence, l’intelligence, la maturité, etc.
L’attirance et la compétence ne seraient que deux effets
simultanés d’une même conformation faciale. Concrètement, les
expériences montrent qu’un visage adulte aux traits matures est jugé
plus compétent qu’un visage adulte aux traits néoténiques (évoquant la
configuration faciale des enfants, avec des joues pleines, de grands
yeux et une mâchoire peu développée). À l’inverse, le visage adulte à
caractéristiques néoténiques est implicitement jugé plus sympathique et
sincère. Ainsi, le visage adulte aux traits matures est doté de
caractéristiques qui favorisent l’attirance et donnent l’impression de
compétence. Le visage néoténique, quant à lui, est doté de
caractéristiques juvéniles qui le font paraître moins compétent, mais
plus sympathique, honnête et sincère.
En conséquence, l’attirance ne favorise l’impression de
compétence qu’à la condition d’être associée à des caractéristiques
matures (et non si elle est associée à des caractéristiques
néoténiques).
Que peut-on finalement apprendre à la simple vue d’un visage ?
Le système visuel permet d’apprécier avec une bonne fiabilité l’âge
ainsi que le sexe, tout comme l’état émotionnel d’une personne. Il se
pourrait même que certains aspects du tempérament, notamment les
émotions les plus fréquemment exprimées par une personne, soient
perçus par le biais de ce qu’on nomme les rides d’expression, qui fixent
d’une certaine façon les expressions émotionnelles les plus
régulièrement adoptées par un visage.
Le visage est également un bon indicateur de l’état de santé
d’autrui. Enfin, les variations faciales liées au sexe, à l’âge, à
l’état émotionnel ou à des pathologies sont très proches, voire
identiques, pour les différentes origines ethniques (et pour la majorité
des espèces de mammifères). Tout comme certaines des caractéristiques
psychologiques et sociales qui y sont associées. Ainsi, les
jeunes enfants ont une tête proportionnellement plus grande par rapport
au reste du corps et des yeux plus grands. Il n’est donc pas surprenant
que les personnes ayant des caractéristiques faciales enfantines soient
considérées comme plus sympathiques, fragiles et sincères.
Les pièges du visage
Il est toutefois rare que les chercheurs ayant étudié
l’attirance faciale aient inclus des enfants, des personnes trisomiques
ou encore des personnes âgées dans la base des visages qu’ils
donnaient à évaluer à des volontaires. Les variations dans les jugements
d’attirance, qu’elles soient liées à la proximité du prototype, à la
symétrie ou à certaines caractéristiques faciales, opèrent
par conséquent entre des adultes ne présentant aucun problème de santé
particulier. Si les critères que nous avons décrits influent sur les
évaluations, ce n’est donc pas parce qu’ils indiquent un état biologique
particulier, mais parce qu’ils l’évoquent. Cette nuance est capitale,
car elle constitue évidemment une source d’erreur. En effet,
les mécanismes cognitifs à l’oeuvre dans les évaluations de l’attirance
du visage sont forcément des mécanismes de généralisation. Comme le
cerveau humain est habitué à attribuer certaines caractéristiques aux
personnes porteuses d’une maladie génétique, aux enfants ou aux
personnes âgées, la présence de certains traits caractéristiques
d’une de ces catégories sur un visage d’adulte sain entraîne un jugement
en conséquence.
La validité des conclusions que nous en tirons, qu’elle porte
sur l’attirance ou sur une autre dimension, souffre de cette
généralisation ; ce n’est pas parce qu’un adulte a gardé ses grands yeux
d’enfant qu’il en a gardé la candeur… De même, si la trisomie est
associée à un faciès particulier, une personne dont les traits tendent
légèrement vers ce faciès n’est pas forcément porteuse de cette
anomalie génétique, et n’en présente donc pas les
particularités psychologiques. Surtout, les particularités qui sont
généralisées relèvent assez souvent de stéréotypes (« les enfants ne
mentent pas »), ce qui amenuise encore leur validité. Il faut garder
cela à l’esprit quand on se sent animé d’un courant de sympathie pour
une personne à cause de ses yeux ou de ses joues rebondies, ou quand on
est gêné par un individu aux sourcils en « V », ou encore s’il s’agit
d’embaucher un individu à la large mâchoire, qui semblera compétent sans
l’être pour autant.
La part de vérité dans ce que nous dit le visage est donc
difficile à cerner. Même si par certains aspects le visage ne peut pas
mentir, il est bien des domaines où la fiabilité des informations
qu’il nous apporte est relative et discutable. L’accord universel entre
les juges n’est pas un gage de validité ; il s’explique par la mise en
place de processus de généralisation qui sont structurés par
les caractéristiques morphologiques des différents groupes humains (les
femmes, les hommes, les enfants, les vieilles personnes et dans une
certaine mesure les personnes atteintes de maladies génétiques ou
développementales).
Les caractéristiques faciales associées aux
différentes catégories sociales sont, elles, universelles et entraînent
l’apparente universalité des avis à leur égard. Cette unanimité nous
conduit à avoir des attentes comparables vis-à-vis de personnes qui
présentent des traits du visage similaires. La question qui se pose dès
lors est de savoir dans quelle mesure ces attentes ne vont pas
constituer une pression sociale sur la personne, l’amenant à adopter le
comportement attendu. Cette rétroaction aurait pour conséquence de
confirmer le stéréotype et d’en augmenter l’impact sur la
perception. C’est une piste à explorer. ◆
Jean-Yves BAUDOUIN
maître de conférences à l'Université de Bourgogne et membre du Centre européen des sciences du goût (unité UMR-CNRS 5170).
Bibliographie
J.-Y. BAUDOUIN et al., Ce qui est beau ... est bien !
Psycho-Sociobiologie de la Beauté, Presses Universitaires de Grenoble,
2004.
M. R.CUNNINGHAM et al., « Their ideas of beauty are, on the
whole, the same as ours » : Consistency and variability in the
cross-cultural perception of female physical attractiveness, in Journal
of Personality and Social Psychology, vol. 68, pp. 261-279, 1995.
R. THORNHILL et al., Human facial beauty : Averageness,
symmetry, and parasite resistance, in Human Nature, vol. 4, pp. 237-269,
1993.
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