A l’approche de la rentrée, cinq personnalités nous livrent leur regard sur les sujets qui rythmeront l’actualité des semaines à venir. Aujourd’hui, Pascal Lamy décrypte les forces et faiblesses françaises dans une économie globalisée.
Vous quittez samedi soir la direction générale de l’OMC après deux mandats. Après avoir été commissaire européen au Commerce, est-il envisageable de vous voir exercer prochainement des responsabilités nationales dans un gouvernement remanié ?
Je
n’ai pris aucun engagement. Je veux prendre mon temps et goûter ces
quelques moments de liberté. A soixante-six ans, on ne prend pas les
mêmes décisions qu’à cinquante-six ans ou à quarante-six ans. Je vais
réfléchir à la question posément et calmement.
Ces dix dernières années, les échanges commerciaux ont littéralement explosé avec l’apparition de nouveaux acteurs tels que la Chine notamment. Ce mouvement va-t-il se poursuivre ?
Probablement.
Le progrès technologique, moteur de la croissance du volume des
échanges commerciaux, va continuer. La technologie réduit
considérablement les coûts liés à la distance et favorise la
localisation des acti¬vités de production de biens ou de services là où
elles sont les plus efficaces, comme l’a décrit Ricardo au début du XIXe
siècle. ¬Toutefois, ce n’est pas la -progression du volume du commerce
qui importe mais celle de la valeur ajoutée.
C’est elle qui détermine le produit national brut d’un pays, donc sa
croissance. Car, en raison de l’essor des chaînes de production de plus
en plus globales, le contenu en importation des exportations ne cesse de
croître. Il est passé de 20 % à 40 % en vingt ans et atteindra
probablement 60 % d’ici à vingt ans. Seules des crises globales comme
celle dont nous sortons peut-être ou des difficultés à financer le
commerce international pourraient remettre en cause cette tendance. La
multiplication de barrières non tarifaires pourrait aussi constituer un
frein. Elles concernent la précaution au sens large et constituent l’un
des enjeux majeurs de demain. Il s’agit aujourd’hui de savoir si
l’harmonisation qui permet le nivellement des conditions réglementaires
se poursuivra. Cela n’a rien d’évident. Car nous touchons là à un
domaine politiquement ¬sensible, celui des préférences collectives.
Celles-ci concernent aussi bien les normes d’émission carbone que les
OGM, la qualité des ¬aliments, la sécurité des jouets et la protection
des données privées, les normes prudentielles en matière de banque et
d’assurance, voire le bien-être des animaux. Selon que ces sujets sont
abordés bilatéralement ou multilatéralement, les résultats pour le
commerce international seront différents.
Au cours de ces dix dernières années, la France a perdu du terrain et des parts de marché sur le plan commercial. Comment l’expliquez-vous et comment y remédier ?
Je ne suis pas d’accord
avec l’idée que la France a été une des grandes perdantes de la
globalisation. Si vous observez ses échanges commerciaux, ce n’est pas
avec les pays émergents que les déséquilibres se sont creusés le plus.
Deux tiers des échanges de la France se font avec des partenaires
commerciaux qui partagent en gros les mêmes normes, le continent
européen et les Etats-Unis. La France a donc plus un problème de
compétitivité que de concurrence faussée par les pays tiers. Il faut
recaler le GPS. Penser que ce sont les salaires chinois qui sont
responsables du déficit commercial français est une erreur. Comme toute
erreur de diagnostic, elle a des conséquences sur la ¬thérapie à
adopter.
C’est pourtant le discours que l’on entend parmi certaines élites françaises, sans oublier le problème de la mauvaise spécialisation de l’économie française...
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le problème sur le dos des autres est contre-pédagogique. Je note que
la France a beaucoup ¬augmenté ses exportations avec la Chine et avec
d’autres pays émergents. Qu’il y ait un problème de spécialisation, j’en
¬conviens. Mais la France a des atouts considérables. C’est ce qu’ont
révélé aussi bien le rapport Gallois que la note du commissaire à la
stratégie et à la -prospective, Jean Pisani-Ferry, à l’occasion du
séminaire gouvernemental qui vient d’être consacré à cette question. La
spécialisation est incontournable. La France va devoir faire des choix.
Elle ne peut pas être bonne partout. Il faut réfléchir et porter le bon
jugement sur la dynamique des marchés, et sur nos forces et nos
faiblesses.
La France n’est pas la seule à être en crise. En Europe, exception faite de l’Allemagne, le manque de croissance, si ce n’est la récession et la hausse du chômage qui en résultent, est imputé en partie à une vision naïve sur le plan commercial. Partagez-vous cette analyse ?
Non.
Cette idée relayée aussi bien par Nicolas Sarkozy que par Arnaud
Montebourg s’apparente au jeu du bonneteau. L’Europe, comme le vérifie
régulièrement l’OMC, se protège aussi bien que les économies
comparables. Il n’y a pas de base factuelle à cette invocation d’une
Europe qui serait l’idiot du village global. Si l’Europe subit la crise
depuis plus longtemps que les autres, c’est parce que son système financier
joue un rôle plus important dans l’économie et qu’il est plus intégré
du fait de l’euro. Comme l’avait regretté Jacques Delors à l’époque, on a
fait l’euro sans réaliser l’union bancaire. Depuis ces quatre dernières
années, les Européens ont perdu beaucoup trop de temps sur ce sujet.
Les Etats-Unis, eux, sont sortis plus vite de la crise, la taille du
bilan de leurs banques étant bien plus faible qu’en Europe. Ils n’ont
par ailleurs pas ces problèmes d’union bancaire à régler et ont donc
moins tergiversé pour assainir leurs banques. En Europe, le ¬système
bancaire n’est pas encore assez assaini pour que l’économie puisse
croître de 2 % par an et faire reculer le chômage.
Contestez-vous l’idée selon laquelle la crise frappe principalement les pays du G7 du fait de leurs déficits des balances commerciales, au profit des pays émergents ?
Ce
sont des déséquilibres macro¬économiques qui s’expriment sous forme de
déficits commerciaux. Les Etats-Unis sont en déficit car ils ¬consomment
trop et n’épargnent pas assez. Depuis trente ans, le déficit américain
vis-à-vis de l’Asie est stable, à 3 % du PIB.
Ces déséqui¬libres ne constituent pas un ¬problème s’ils sont financés
de manière soutenable. Aujourd’hui, c’est un fait, la Chine finance les
Etats-Unis. Est-ce soutenable ? Je ne sais pas.
Comment peut-on concilier la mondialisation des échanges commerciaux et la création par les multi-nationales de chaînes de production globales avec des politiques économiques nationales ?
C’est
une question très complexe. La globalisation ne signifie pas
l’uniformisation. Une des dynamiques de la mondialisation provient
justement des différences entre les pays. C’est l’exploitation de ces
¬disparités qui a favorisé l’émergence et le développement des chaînes
de production mondiales et qui ¬permet, au final, l’échange commercial.
Nonobstant ces différences, il faut aussi des règles, des disciplines
communes. Reste qu’en matière d’intégration du capitalisme de marché, la
poli¬tique mondiale a pris du retard. Cela ne veut pas pour autant dire
qu’il ne faille pas cultiver les spécificités locales ou territoriales.
Au ¬contraire. Ces questions d’appartenance sont au cœur de
l’organisation du monde moderne.
Le G20 n’aurait-il pas un rôle à jouer sur ce plan ? Est-ce qu’il le joue, selon vous ?
Hélas,
non. Car le forum du G20 s’est bureaucratisé dès sa naissance. A
l’origine, le G5, devenu entre-temps le G7 puis le G8, s’appuyait sur un
concept simple : une réunion informelle entre leaders ¬politiques pour
aborder l’essentiel, librement, sans enjeu majeur de décision. Le G20,
lui, passe des heures à discuter de la répartition des quotas entre les
uns et les autres au sein du Fonds monétaire international. Il devrait
¬aborder des sujets plus fonda¬mentaux. Trop de temps est ¬consacré à la
rédaction de communiqués que chaque leader s’empresse de s’approprier
face à ses médias nationaux. Il faut retrouver l’esprit de
« brainstorming » des débuts du G5.
Iriez-vous jusqu’à dire que les leaders actuels manquent d’envergure ?
Oui,
c’est un fait. Cela tient à l’évolution des pays, à l’augmentation
rapide des classes moyennes, à l’élévation du niveau d’éducation, à la
disparition des structures politiques, syndicales ou religieuses
d’encadrement, ainsi qu’à la médiatisation du pouvoir. De nos jours, il
est plus difficile d’être un leader politique de grande qualité avec une
véritable vision à long terme. Nous sommes aujourd’hui dans le zapping
politique. Les leaders tels que Helmut Kohl, François Mitterrand, Zhu
Rongji et Lula ne sont plus là.
Les discussions multilatérales étant au point mort, les accords commerciaux bilatéraux se multiplient. Certains vont même jusqu’à dire que les Etats-Unis veulent se substituer à l’OMC. Qu’en pensez-vous ?
Pour
l’instant, la plupart de ces grands accords commerciaux en sont encore
au stade de l’intention plutôt que de la réalisation. Par exemple, les
discussions entre l’Europe et le Conseil de Coopération du Golfe ont
débuté il y a 30 ans. La question est de savoir si, à la fin, il y aura
convergence, synergie entre ces multiples accords bilatéraux afin qu’ils
consolident le multilatéralisme. Depuis 50 ans, la réponse est oui. Car
ces accords se concentraient essentiellement sur la réduction des
tarifs douaniers favorable, in fine, au multilatéralisme. Mais, à
l’avenir, l’essentiel des accords portera sur des aspects de
réglementation, ce que l’on appelle les barrières non tarifaires. Il est
encore trop tôt pour savoir si les accords en négociation vont créer
des blocs commerciaux distincts avec une multitude de réglementations ou
favoriser au contraire une certaine harmonisation. Je constate
simplement qu’à ce stade, l’intention de convergence n’a pas été
exprimée. Il me semble que chacun des grands acteurs se dit, in petto,
qu’il parviendra à faire partager son propre système de normes par les
autres. C’est mathématiquement impossible. Ces négociations promettent
donc d’être difficiles.
Propos recueillis par Richard Hiault
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