dimanche 18 août 2013

Une pensée hors norme

Hors norme, la pensée d’Edgar Morin l’est à plus d’un titre : à la fois monumentale, protéiforme et non conventionnelle. 
Tour à tour sociologue et philosophe, anthropologue et prophète, il est aussi insaisissable qu’incontournable. Il se moque des frontières disciplinaires et parfois aussi… de lui-même.
L’œuvre d’Edgar Morin est volumineuse, protéiforme et, vue de loin, ressemble à celle d’un touche-à-tout glouton. Il a d’abord ouvert de nombreux chantiers en anthropologie (avec un essai sur la mort), puis en sociologie (étudiant la culture de masse, la jeunesse, et élaborant une sociologie du présent), avant de se consacrer à son grand projet anthropo-bio-philosophique : la théorie de la complexité. Il a également étudié le cinéma, les rumeurs, les transformations de la société française, la nature de l’URSS, la vie des idées, avant de se transformer en une sorte de prophète prônant une nouvelle « politique de civilisation ».

Mais derrière cet apparent éclectisme se révèle une unité profonde. Morin a d’ailleurs sans doute fait une erreur de marketing en baptisant sa méthode de pensée « complexité ». Le terme de « simplexité » aurait mieux convenu. Car il y a dans son approche de l’être humain – composé de forces diverses qui s’assemblent et se confrontent – à la fois le sens de la complexité et celui de l’unité profonde.


La vie et la mort : une dialogique


Cette unité qui réunit en un tout les diverses composantes de l’être humain (biologique, anthropologie, psychologique et historique) apparaît dès son premier livre. L’Homme et la Mort est publié en 1951 par un jeune homme de 30 ans qui a été profondément traumatisé par la mort de sa mère lorsqu’il avait 10 ans. On y trouve déjà une idée germinale qui va alimenter l’ensemble de son œuvre, celle de la coexistence contradictoire des contraires : la vie et la mort, la création et la destruction, l’ordre et le désordre, le réel et l’imaginaire, unis et s’opposant en un processus unique qu’il nomme « dialogique » (1).


L’Homme et la Mort part d’un paradoxe : l’homme partage avec tous les êtres vivants le fait d’être mortel. Et la vie et la mort sont indissolublement liées : les animaux ne peuvent vivre qu’en volant la vie des plantes ou des animaux dont ils se nourrissent. La mort s’attaque à la vie, mais « la vie se nourrit de mort ».


Parmi les êtres vivants, les humains prennent conscience de leur mort. Mais aussitôt, cette conscience de la mort est refoulée : la volonté biologique de survie se traduit sur le plan imaginaire par un désir d’immortalité. Depuis l’aube de l’humanité, les hommes ont déployé tout un arsenal de mythes et de croyances destinés à nier leur propre mort. Ces croyances ont pris historiquement plusieurs formes : celle de la réincarnation, celle de la survie du mort dans l’au-delà (dans les religions archaïques), celle de la Résurrection (dans le christianisme), celle du Nirvana (dans l’hindouisme) qui est une forme de fusion cosmique « au-delà de la vie et de la mort ». De tout temps et partout, l’être humain refuse sa condition de mortel. Son esprit s’oppose à sa nature biologique. « Il fait l’ange, mais son corps fait la bête, qui pourrit et se désagrège comme celui d’une bête », écrit Morin dans L’Homme et la Mort.


Les mythes relatifs à la mort ont donc une double nature. Ils sont à la fois prise de conscience d’une mort qui fait peur, angoisse, épouvante, et refus d’admettre cette réalité. Cette révolte contre sa condition d’animal mortel dénote une « inadaptation de l’homme à la nature, et une inadaptation de l’individu humain à sa propre espèce ».


Cette nature paradoxale de la pensée humaine – à la fois réaliste et mystificatrice, lucide et fabulatrice – est l’un des points clés de la conception de l’imaginaire développée par Morin. On la retrouve notamment dans ses études ultérieures sur le cinéma.


Le cinéma ou le réel transfiguré


En 1950, grâce à l’appui du sociologue Georges Friedmann, Morin entre au CNRS. Il vient alors de rompre avec le Parti communiste français dont il était un intellectuel patenté. Au sein du CNRS, il choisit comme thème de recherche la « culture de masse », et plus particulièrement le cinéma. Il faut dire que, pour Morin, le septième art est autant une passion personnelle qu’un objet de recherche. Cinéphile, amateur de films noirs américains autant que ceux de la « nouvelle vague », Morin s’essayera même à l’écriture de scénario. En 1960, il réalisera un film de « cinéma-vérité » avec Jean Rouch, Chronique d’un été.


Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, publié en 1956, indique, dès le titre, dans quel esprit Morin aborde son sujet. Il ne s’agit pas uniquement d’analyser une industrie culturelle ou de se livrer à des enquêtes sur la fréquentation des salles. Certes, le cinéma est une invention technique devenue une institution et une industrie. Mais on ne peut comprendre l’attrait pour cette « machine à rêves » en restant borné au niveau économique ou sociologique. Il faut intégrer ces dimensions dans une approche anthropologique si l’on veut comprendre la fascination qu’il exerce.


Car le cinéma est révélateur d’une dimension essentielle de l’existence humaine, une existence qui se joue sur deux faces indissociables, comme les deux faces d’une médaille : le réel et l’imaginaire, le quotidien et le fantastique, le vrai et l’illusoire. «  Le réel est baigné, côtoyé, traversé, emporté par l’irréel. L’irréel est moulé, déterminé, rationalisé, intériorisé par le réel », écrit ainsi Morin dans Le Cinéma ou l’Homme imaginaire.


Le cinéma révèle la dimension imaginaire de l’homme. Mais l’imaginaire ne doit pas être entendu selon Morin, comme simple fiction, évasion, fuite dans un monde irréel. Reprenant une idée évoquée dans L’Homme et la Mort, le sociologue soutient que l’univers cinématographique possède une double nature. Producteur de rêve, il est aussi une façon unique de voir la réalité, de scruter le monde, d’appréhender des réalités qui nous échapperaient autrement. Lorsqu’il regarde un film, le spectateur s’évade de sa réalité quotidienne mais découvre en même temps une autre « réalité-fiction ». Le cinéma nous aide à éprouver certaines émotions. Ainsi, Charlie Chaplin, avec son personnage de Charlot, aide à « comprendre », par empathie, la situation du vagabond (dans The Kid, 1921) ou du travailleur à la chaîne (dans Les Temps modernes, 1936), des personnages que le spectateur croise dans l’indifférence dans la vie quotidienne. Le paradoxe du cinéma est d’être une fiction qui nous rend proches des êtres et des situations humaines. Le cinéma est à la fois un « miroir anthropologique » et une « archive d’âme ». Cette plongée dans le réel-irréel est rendue possible par un dispositif très particulier que seul le cinéma peut produire : une salle obscure, un écran qui envahit notre champ de vision, des images en mouvement, le son, des décors qui reconstituent des univers disparus, des plans de caméra qui s’arrêtent sur un regard, un sourire, des larmes…


Morin développera ses réflexions sur le cinéma dans Les Stars, en 1957, puis dans L’Esprit du temps, en 1962. Il y décrit le film comme un produit dialectique où se mêlent art et industrie, création et production standardisée.


Vies parallèles


En 1962, Morin a atteint la quarantaine. Il mène depuis quelques années plusieurs vies parallèles : celle de l’intellectuel engagé, du sociologue, du responsable de revue (Arguments, puis Communications, fondée avec Roland Barthes), de l’homme de cinéma. Il mène de front toutes ces activités qui l’absorbent dans un tourbillon incessant. C’est alors qu’il tombe gravement malade au cours d’un voyage aux États-Unis. Hospitalisé d’urgence à New York, il est immobilisé pendant plusieurs semaines. Durant sa convalescence, alors qu’il reprend peu à peu ses forces et ses esprits, il en profite pour tenir un journal où il note ses réflexions sur la politique, l’amour, les petits événements de la vie. Mais ce journal est surtout l’amorce d’une réflexion plus fondamentale sur la nature humaine, l’anthropologie, les limites de la connaissance. Publié en 1963 sous le titre Le Vif du sujet, ce texte porte en gestation un projet intellectuel de grande ampleur, qui prendra corps dix ans plus tard avec Le Paradigme perdu, puis La Méthode.


Dans L’Homme et la Mort, puis dans Le Cinéma ou l’Homme imaginaire se trouvaient déjà présents quelques thèmes clés que l’on retrouvera plus tard dans Le Paradigme perdu, paru en 1973 (encadré p. 10). À cette étape de sa vie, Morin a déjà amorcé un nouveau tournant dans son existence. Il a décidé de délaisser les recherches en sociologie, discipline dans laquelle il était pourtant devenu un auteur réputé, pour se concentrer sur son grand projet bio-anthropo-philosophique.


En 1972, il organise à l’abbaye de Royaumont un colloque pluridisciplinaire sur le thème de la nature humaine. Y sont présents quelques grands noms de la biologie, des neurosciences, de l’éthologie, de l’anthropologie, de la psychologie, reproduisant en miniature le bouillon de culture euphorique et créateur que Morin avait connu en Californie quelques années plus tôt (2). Dans la foulée, Morin rédige un essai, réalisé en quelques mois, «  quasiment au fil de la plume, dans des lieux extrêmement divers comme la maison des esclaves de Salvador de Bahia ou l’Argentario en Toscane (3) ».


Retour vers le futur…


Le thème central de ce livre-manifeste est la nature multidimensionnelle, « bio-anthropo-sociologique », de l’humain. Cette multidimensionnalité exige l’articulation des savoirs disciplinaires. Car chaque discipline des sciences humaines n’aborde l’homme que sous l’une de ses dimensions. Ce faisant, elle le découpe, le mutile, et s’interdit donc de la comprendre vraiment. Dans Le Paradigme perdu, Morin jette ainsi les bases de ce qui va devenir le thème majeur de son œuvre ultérieure : l’étude de la complexité humaine. Une vaste entreprise qui se poursuivra avec la monumentale série de La Méthode, initiée en 1977, puis Science avec conscience, en 1982, et Introduction à la pensée complexe, en 1990. Le projet fondamental vise à créer des outils mentaux indispensables pour appréhender l’irréductible complexité des affaires humaines : penser l’articulation entre le sujet et l’objet de la connaissance ; penser l’enchevêtrement des divers facteurs (biologique, économique, culturel, psychologique) qui se combinent dans tout phénomène humain ; penser les liens indissolubles entre ordre et désordre ; aborder les phénomènes humains en prenant en compte les interactions, les phénomènes d’émergence, d’auto-organisation ; penser l’événement dans ce qu’il a de créateur, de singulier, d’irréductible.


Quand Morin s’est lancé dans la colossale entreprise de La Méthode, certains de ses amis ont cherché à l’en dissuader (« Mais qu’est ce que tu vas foutre là-dedans ? », le prévient alors son ami l’historien François Furet). En réalité, ce tournant théorique n’est pas une vraie bifurcation mais un retour aux sources. Quand on relit ses écrits des années 1960, on découvre rétrospectivement que l’esprit de la complexité est déjà là, en germe, que ce soit dans L’Esprit du temps, en 1962, dans Commune en France. La métamorphose de Plozévet, en 1967, dans mai 1968. La brèche, en 1968, ou dans La Rumeur d’Orléans, en 1969.


Ses nombreux articles sur des sujets apparemment « mineurs » – la publicité, la chanson, la jeunesse et même l’astrologie – ont en commun de décrire l’irruption de la « modernité » dans la société française. Ces changements, le sociologue entend les saisir « à chaud », au moment même où ils se déroulent. Tel est l’objet de ce que Morin dénomme la « sociologie au présent ». Les articles qu’il publie les 6 et 7 juillet 1963 dans les colonnes du journal Le Monde illustrent bien cette approche. Ces deux articles désormais célèbres sont consacrés au phénomène « yé-yé ». Quelques jours auparavant, Europe 1, dans le cadre de son émission Salut les copains, avait organisé place de la Nation une énorme manifestation où se sont rassemblées plusieurs centaines de milliers de jeunes. Pour le sociologue, cet événement marque le surgissement sur la scène sociale d’une nouvelle classe d’âge, celle des teenagers et que Morin baptise la « génération yé-yé ». La formule fera mouche : le yé-yé, qui ponctue les chansons de vedettes comme Johnny Hallyday, ou que l’on scande en dansant le twist, est la marque de reconnaissance du mouvement. Cette jeunesse yé-yé rompt avec le passé. Elle forme une génération bio-anthropo-sociologique qui s’étend entre l’enfance et l’âge adulte. Elle est porteuse des valeurs nouvelles d’insouciance, de liberté, de rage de vivre.


Lorsqu’il se livre à ses enquêtes, Morin adopte une méthodologie multidimensionnelle. Refusant d’observer un phénomène à partir d’une méthode unique (questionnaire fermé, sondage, étude de comportements), il estime que la bonne compréhension du phénomène suppose de croiser plusieurs types de données : quantitatives et qualitatives, analytiques et globales. La proximité et l’immersion du chercheur sont nécessaires : c’est ce qu’il nomme la « méthode in vivo », pratiquée pour La Rumeur d’Orléans, ou Commune en France. La métamorphose de Plozévet.


Saisir le vif, appréhender le nouveau, comprendre « l’émergence » qui apparaît au croisement de forces et de facteurs multiples : voilà l’essence de la méthode sociologique de Morin. L’idée d’émergence sera d’ailleurs une idée-force de sa « méthode ».


Dans le prolongement de ses recherches sur le terrain, Morin s’est forgé peu à peu une vision du monde social bien à lui, qu’il va exposer dans des textes plus théoriques. Cette vision va à l’encontre des analyses en termes de structures, de fonctions, ou de systèmes intégrés qui dominent alors les sciences humaines, à travers le structuralisme ou le marxisme. À l’opposé, Morin conçoit le monde social comme une entité où travaillent en permanence des forces qui s’assemblent et s’opposent, où ordre et désordre se mêlent, où les actions individuelles, les événements sont à la fois produits et producteurs de la dynamique sociale, où les phénomènes d’émergence, d’autoorganisation, de bifurcations viennent parfois briser les régularités de l’ordre social. Morin énonce ainsi les principes directeurs de son analyse dans Sociologie, en 1984. Ceux-ci s’organisent autour de quelques notions clés : autoorganisation du social, principe de récursivité entre individu et société, dialogique, intégration de l’observateur dans l’observation. Mais que vaut une méthode si elle ne s’applique pas à des objets concrets ? Pour ne pas en rester à un énoncé abstrait, Morin va mettre à l’épreuve cette démarche complexe dans De la nature de l’URSS, en 1985, puis dans Penser l’Europe, en 1987.


Une réforme de vie et une réforme de pensée


À partir des années 1990, Morin élargit son horizon : les problèmes de l’Europe ne peuvent être isolés du contexte international dans lesquels ils se posent. Après l’effondrement du mur de Berlin et celui du système soviétique, on commence partout à parler de « mondialisation ». Dans Terre Patrie, publié en 1993, Morin élargit son analyse à un horizon planétaire. Le penseur entame une nouvelle phase de sa vie intellectuelle, celle du prophète reprenant et développant des idées amorcées dès 1965 dans son Introduction à une politique de l’homme.


Dans Terre-Patrie puis, plus de deux décennies plus tard, dans La Voie, Morin revient à des thèmes qui lui son chers. Pour lui, l’humanité est entrée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans un « âge de fer planétaire ». Le premier âge de fer fut un âge de barbarie, marqué par l’invention de nouvelles armes et de conflits sanglants entre petits royaumes pour s’assurer la suprématie sur leurs rivaux. De ces luttes barbares avait pourtant surgi la civilisation. Aujourd’hui, l’histoire rejoue ce scénario à une nouvelle échelle, celle de la planète. La mondialisation a jeté les bases d’une humanité nouvelle mais qui attend encore d’être enfantée.


Cet âge de fer planétaire s’accompagne d’une autre idée chère à Morin, celle de la « préhistoire de l’esprit humain ». Le surdéveloppement des connaissances techniques et des savoirs spécialisés va de pair avec un sous-développement des savoirs fondamentaux sur la nature humaine et celle des sociétés. Le développement économique va de pair avec un sous-développement humain. D’où un appel à une réforme de vie et à une réforme de pensée.


Arrivé à ce stade, le vieil homme a alors quitté la peau du sociologue, du philosophe pour devenir le prophète d’une humanité nouvelle. Mais cette métamorphose du penseur en vieux sage n’est qu’un retour aux sources, faisant écho à l’engagement du jeune homme qui rêvait déjà de comprendre le monde et de le changer.


Au fil du temps, Morin a donc mené plusieurs vies : celle de sociologue, d’intellectuel, d’anthropologue, de spécialiste de cinéma, d’essayiste, de directeur de revues, avant de revêtir la tenue du philosophe puis celle du prophète…


Les sciences vivent aujourd’hui au temps des chercheurs spécialistes. Cette hyperspécialisation des domaines a conduit à une formidable explosion des connaissances, pulvérisées en une myriade de savoirs spécialisés. Morin a voulu à revenir ce qui est à la fois la source et la finalité des sciences humaines : penser la nature humaine et celle des sociétés. Cette ambition intellectuelle exigeait une curiosité qui l’a paradoxalement isolé, marginalisé de la recherche spécialisée. Cela a fait de lui un penseur hors norme, difficile à comprendre et à intégrer dans le champ des sciences actuelles.

Les sciences vivent aujourd’hui au temps des chercheurs. Et les penseurs ont quasiment disparu. Morin est peut-être le dernier. Le dernier des penseurs… ou peut-être le premier d’une ère nouvelle ?

Le Paradigme perdu (1973)

Le Paradigme perdu, rédigé au début des années 1970, se présente comme une étude sur la nature humaine. Cette nature humaine n’est pas strictement culturelle, comme le soutient toute la tradition des sciences sociales, qui a voulu réduire l’humain à un « être de culture » coupé de ses racines biologiques. Inversement, l’humain ne peut être enfermé dans sa dimension biologique, comme le prétendent ceux qui voudraient rapporter toutes les conduites humaines à des comportements innés, hérités du monde animal. Pour autant, l’idée d’un simple mélange entre nature et culture serait trop pauvre et générale. « Il faut cesser de disjoindre nature et culture : la clé de la culture est dans notre nature et la clé de notre nature est dans la culture », affirme ainsi Edgar Morin.

S’appuyant sur de nombreuses recherches sur la préhistoire, en anthropologie, en éthologie, il décrit le mouvement d’hominisation comme un processus complexe où s’articulent nature et culture : une nature humaine particulière imposant à l’homme de s’ouvrir à la culture, et une culture intégrant des caractères dus à ses fondements biologiques.

Un autre thème abordé dans l’ouvrage est celui de la double nature « demens-sapiens  » de l’humain. Le développement du cerveau et des aptitudes cognitives ont fait de l’homme un être doué d’intelligence, de raison, et de capacités d’apprentissage et d’imagination inédites dans le monde vivant. Mais ce sont ces mêmes aptitudes à penser, à imaginer qui le conduisent aussi à une certaine folie. Car Homo sapiens est aussi Homo demens, producteur de rêves, d’illusions, de fantasmes, d’utopies. C’est le même dispositif mental qui lui fait produire des connaissances scientifiques et des délires conceptuels. Morin refuse de dissocier l’homme rationnel du fou et du rêveur.

Une autre idée-force du Paradigme perdu est celle de la nécessaire articulation entre individu et société. La tradition sociologique se divise en deux camps : le holisme qui affirme que l’individu est produit par la culture, la société, et l’individualisme qui affirme au contraire que la société est une somme d’actions individuelles. Morin, lui, cherche à dépasser cette dichotomie individu/société. L’individu est produit par la société et produit la société.
Jean-François Dortier

Penser l'Europe (1987)

Dans Penser l’Europe, Edgar Morin applique la démarche complexe à la construction européenne. Qu’est ce que l’Europe ? «  L’Europe se dissout dès que l’on veut la penser de façon claire et distincte, elle se morcelle dès que l’on veut reconnaître son unité. (…) La notion d’Europe doit être conçue selon une multiple et pleine complexité », répond-il.

Il est vain de se plonger dans le passé pour trouver une racine unique à la civilisation européenne. L’Europe s’est nourrie d’une multitude d’influences dont aucune n’est prédominante et dont la combinaison forme un tout fluctuant. La christianisation, la Renaissance, le capitalisme, l’humanisme, l’individualisme, le rationalisme… Aucun de ces facteurs n’est spécifiquement européen, c’est leur synthèse particulière qui donne à l’Europe sa figure originale.

En outre, ces facteurs ne sont pas indépendants. Ils se combinent et s’entretiennent d’après un « principe de récursion » selon lequel il faut concevoir les causes non comme des facteurs isolés mais comme participant à des boucles productives ininterrompues où chaque phénomène est à la fois produit et producteur. Le processus de constitution de l’Europe forme ainsi un « tourbillon historique », fait de la rencontre de flux antagonistes qui se cristallisent en une forme autoorganisée. Il serait donc vain de chercher dans leur histoire ou leur culture ce qui fait l’unité des États du Vieux Continent. La conscience européenne s’est réveillée à la faveur de menaces (la puissance économique des États-Unis et de l’Asie) et de l’espoir d’un avenir commun : c’est de ce destin commun que peut naître l’Europe, qui est une « émergence », issue de facteurs multiples et enchevêtrés. Mais l’ensemble ne pourra exister qu’en dépassant et intégrant ces éléments constitutifs.
Jean-François Dortier

Sociologie : une démarche réflexive

Pour Edgar Morin, la conscience de la complexité débouche aussi sur une conception de la démarche sociologique. Elle repose sur quelques principes fondateurs. Il affirme d’abord que la démarche analytique, dominante dans les sciences sociales, qui consiste à séparer les phénomènes pour les étudier dans le détail, ne peut être qu’une étape de la recherche. L’irréductible imbrication des phénomènes humains invite à relier entre eux ces diverses composantes. Les sciences de l’homme se sont enferrées dans des modèles réducteurs qui enferment l’humain dans une seule de ses dimensions. Il faut plutôt articuler entre eux les savoirs spécialisés. Pour autant, la démarche complexe ne doit pas se réduire à une formule toute faite que l’on pourrait projeter sur le réel. La véritable connaissance suppose un aller-retour permanent entre synthèse et analyse, savoirs spécialisés et approche globale, tant il est vrai, comme l’affirmait Pascal, qu’il est « impossible de connaître le tout si je ne connais pas singulièrement les parties, mais je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais pas le tout de ces parties ».

Enfin, cette démarche de la complexité suppose d’inclure l’observateur dans son observation. Le sociologue n’est jamais en position de surplomb par rapport à l’objet étudié. C’est ce qu’avait déjà compris le jeune Morin, qui écrivait dès 1952 : « Il serait excessivement candide, particulièrement pour un sociologue, d’imaginer la sociologie comme une science pure, séparée des intérêts et des pressions sociales, d’imaginer une sociologie en quelque sorte dégagée des réalités sociologiques. (...) La sociologie est tout imprégnée d’idéologie. Au sociologue d’en avoir conscience (...). Il porte en lui des présuppositions inconscientes qu’il est de son devoir de reconnaître et d’extirper. »
Jean-François Dortier

De la Nature de l'URSS (1983)

Dans cet ouvrage, Edgar Morin défend l’idée que la constitution du totalitarisme soviétique est un processus complexe où interviennent plusieurs logiques. Le bolchevisme est un rameau isolé des partis sociodémocrates de l’époque, qui s’est organisé sous la houlette de Lénine comme une organisation centralisée, disciplinée et intransigeante. Il y a là, dès le début, de fortes tendances « virtuellement totalitaires ». Mais avant la Révolution, ce parti était encore un lieu où s’exprimaient des tendances divergentes. Survient la Révolution russe en 1917. Elle résulte de tendances lourdes (zone de fracture du capitalisme) et de circonstances contingentes (guerre, faiblesse du régime de transition). La prise du pouvoir par les bolcheviques n’était pas inscrite dans le cours normal de la Révolution. Le Parti s’empare du pouvoir, puis va se substituer aux assemblées et aux soviets. Confronté à la guerre, à la crise économique, le pouvoir bolchevique se durcit. La Terreur s’installe. Là, « ce ne sont plus seulement les circonstances hostiles qui poussent le parti à la dictature, ce sont les conditions favorables au développement de sa logique interne, profonde. » 
En 1924, à la mort de Lénine, une nouvelle logique entre en jeu. Dans la lutte de succession, Staline profite de sa situation à la tête de l’appareil, des dissensions internes au sein du Bureau politique pour prendre les commandes. Dès lors l’appareil du Parti va « absorber le Parti ». Les principaux dirigeants bolcheviques (Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine) seront éliminés. Le pouvoir stalinien crée les conditions de son maintien : atomisation de la société civile, concentration de tous les pouvoirs… On voit bien comment la « démarche complexe » est appliquée ici. Morin analyse la constitution du pouvoir en faisant la part entre logique endogène et facteurs contingents et/ou extérieurs ; il prend en compte les processus « d’auto-éco-organisation » et les phénomènes « récursifs ». En 1917, le Parti s’était emparé de l’État, puis entre 1923 et 1928, l’appareil du Parti va s’emparer du Parti, et enfin le Parti/État va dominer toute la société. Pour Morin, seul un « macroconcept », irréductible à l’une de ses composantes, peut prendre en compte la réalité du phénomène totalitaire.
Jean-François Dortier

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