Christophe Bourseiller est écrivain, acteur et journaliste. Féru d’histoire et de cultures marginales, il vient de publier Contre-cultures ! en collaboration avec Olivier Penot-Lacassagne. Nous nous sommes entretenus avec lui pour évoquer cette notion ainsi que les défis de notre époque.
Tout d’abord, pouvez-vous nous éclairer sur la notion de « contre-culture » ?
C’est un pari. Nous détournons cette vieille appellation issue des sixties
pour observer le déploiement d’anomalies, de singularités qui viennent
perturber le champ culturel d’une époque donnée. Qu’est-ce qui croît
dans les marges et qui finit par se répandre dans la société, par
l’influencer ? Sous le terme de « contre-culture », nous finissons par
identifier un dispositif, qui se développe dans une opposition à la
« culture » officielle.
Quel rapport y a-t-il entre révolution et contre-culture ?
Daniel Bensaïd faisait de la révolution « un horizon régulateur ».
Ce qui est sûr, c’est que la révolution est une sorte d’au-delà de
l’Histoire. L’instant où, par un coup de baguette magique et
prolétarienne, les conflits se résolvent. Pour filer la métaphore, je
dirais qu’une contre-culture s’apparente à une révolution minuscule.
Point de Grand Soir ici, mais la mise en place d’une contre-société. Ce
qui caractérisait la contre-culture des années 1960, c’était son
caractère globalisant et le fait qu’elle se déployait dans la plupart
des domaines de la vie quotidienne. C’est ça une contre-culture. Une
petite révolution, ici et maintenant.
N’amplifiez-vous leur impact réel sur la société et les citoyens ? Car lorsqu’on regarde en arrière, si ces manifestations culturelles ont fait beaucoup pour l’art, on ne peut pas dire qu’elles aient changé grand chose à la marche du monde, si ?
On doit énormément aux contre-cultures sur le plan de la
vie quotidienne. N’oublions pas que le mouvement des femmes ou la
conscience gaie ont éclos dans le terreau contre-culture des années
1960. Ce n’est pas rien. La cause écologique a également surgi dans les
marges contre-culturelles, avant de se répandre dans la société en se
diluant. On mesure ici l’impact de ces phénomènes marginaux.
Comment se fait-il que certaines aient survécu et d’autres non ?
Pourquoi s’exprimer au passé ? J’identifie de nombreuses
contre-cultures contemporaines, de la mouvance du metal aux Indignés,
en passant par la nébuleuse anti-technologique. Ça bouge toujours, je
crois… pour les autres, vieilles et épuisées, comment survivraient-elles
?
Pourquoi parlez-vous désormais de « contre-cultures », au pluriel ? Est-ce à dire qu’aujourd’hui le meilleur est derrière nous ?
Nous identifions au moins trois périodes récentes : de 1965 à 1973, la contre-culture hippie domine la planète et s’impose comme une riposte dialectique à la culture « bourgeoise ». De 1974 à 1982, la contre-culture hippie se désagrège. Elle est progressivement remplacée par une nouvelle contre-culture, la New Wave, qui constitue une réponse à l’enthousiasme et à la naïveté du moment précédent. Depuis 1983, les grands récits totalisants n’ont plus cours, et on assiste à un émiettement pluriel. Il n’y a plus une seule contre-culture, mais un éventail de petites mouvances, qui fonctionnent sur le modèle contre-culturel. C’est pourquoi nous passons au pluriel. Il n’y a donc ici nulle nostalgie. Nous identifions des anomalies, des singularités, des cultures minoritaires, que nous relions à cette généalogie de la contre-culture des années 1960.« Il n’y a plus une seule contre-culture, mais un éventail de petites mouvances, qui fonctionnent sur le modèle contre-culturel. »
Pour qu’une contre-culture apparaisse, il faut que ses pionniers croient à ce qu’ils font, en une forme de combat à mener… dans une époque aussi cynique que la nôtre, y a-t-il encore de la place pour des mouvements contre-culturels d’ampleur ?
Depuis des années, je scrute les minoritaires de tous
poils. Fort heureusement, ils sont toujours restés minoritaires. Les
situationnistes, à leur grand maximum, étaient 17. Ils ont cependant
fortement pesé sur l’histoire des idées. Debord et Vaneigem apparaissent, entre autres, comme d’indéniables précurseurs de Baudrillard. On mesure l’ampleur d’une contre-culture à sa dissémination, plus qu’au nombre initial de participants.
Les hipsters sont-ils juste des cons ou bien des révolutionnaires ?
Un phénomène de mode, tout au plus. Et une vague connivence vestimentaire ou pileuse ne font pas une contre-culture. Adieu, les hipsters…
Aujourd’hui, les contre-cultures n’ont-elles pas laissé la place aux tendances ?
Les scrutateurs de « signaux faibles » ont toujours
puisé dans les contre-cultures pour identifier des tendances. Cela
participe de la récupération, inhérente à tout phénomène d’anomalie. Ce
qui signe une contre-culture, c’est en revanche la capacité à se
déployer en simultané dans plusieurs domaines. Observez la nébuleuse
dite « gothique » : il y a des musiciens, des plasticiens, des
écrivains ; on trouve des antiquaires, des disquaires, des bars, des
boutiques de vêtements ou de colifichets, des sites… La contre-culture,
c’est l’esquisse d’une contre-société.
Nous sommes embourbés dans l’ère post-moderne, vouée au pastiche et aux clins d’œil perpétuels. Ne sommes-nous donc pas condamnés au recyclage vide de sens des contre-cultures passées, ce qui relève plus de la posture que d’une démarche sincère ? Comment en sortir ?
L’idée que l’on est condamné à la répétition me semble fausse et stupide. Lorsque Simon Reynolds
affirme que nous ne cessons de reprendre les mêmes refrains, que la
culture rock est dans l’impasse, il ignore 2 000 ans de musique
classique. Les compositeurs n’ont jamais cessé de se répondre en
s’interprétant les uns les autres. L’évolution se fait ainsi au fil du
temps, par ruptures inattendues, par strates, par discontinuités. Sur un
plan musical, le rock semble à bout de souffle. Mais dans les marges de
la musique contemporaine officielle (elle aussi exsangue), le field recording trace une voie nouvelle. C’est la véritable musique de ce début de XXIe
siècle : des artistes expérimentaux, qui enregistrent la nature ou la
ville pour bâtir des œuvres inédites, qui sont autant de collages
sonores. L’avenir est du côté de Chris Watson.
Les contre-cultures éclosent généralement dans de petits milieux, et courent le risque de tomber aux mains d’une petite élite de spécialistes autoproclamés. Comment fait-on pour restituer la culture au peuple ?
Il s’agit au contraire de phénomènes populaires,
puisqu’ils éclosent en dehors des institutions officielles. Le propre
des contre-cultures, c’est le refus obstiné de la culture officielle et
de ses voies royales : universités, musées, conservatoires, ministères.
C’est pourquoi Guy Debord autrefois rejetait les universitaires et n’a
jamais voulu que Champ Libre édite le moindre écrivain lié par ses
fonctions à l’État.
L’époque est au cynisme total, les valeurs morales sont constamment moquées dans nos contrées. Dans ce contexte, pour qu’une nouvelle forme de contre-culture émerge, n’est-il pas nécessaire que ses acteurs défendent certaines valeurs tombées en désuétude, qu’ils reconquièrent une certaine dimension spirituelle qui fait défaut aujourd’hui ?
Pour adopter, et détourner, un vocabulaire marxiste, je
vous dirais que nous sommes dans une phase de transition. Cette époque
plurielle, marquée par une absence grandissante de repères et par un
cynisme largement répandu, ne saurait durer. Car dans les marges
contre-culturelles s’élaborent probablement les idées-force qui, demain,
structureront une autre époque. Les singularités qui perturbent le
champ culturel pourraient bien annoncer des temps nouveaux.
« Cette époque plurielle, marquée par une absence grandissante de repères et par un cynisme largement répandu, ne saurait durer. »
Vous êtes un inguérissable collecteur d’archives. N’est-ce pas cela qui manque aux jeunes générations, assujetties au présent immédiat, un véritable lien avec l’Histoire, une insatiable curiosité du passé pour mieux construire le futur, sans se borner à l’exercice de citation ?
C’est vrai. L’actuelle tendance à la dématérialisation
me fait peur. Je crains l’amnésie généralisée. Comme si les gardiens de
la mémoire allaient progressivement disparaître. Le risque de rupture
des liens historiques est le plus grand péril qui nous menace.
D’après vous, que reste-t-il à combattre qui exige de nouvelles manifestations culturelles, en marge du système ?
Il existe deux grands dangers : le décervelage généralisé dont nous venons de parler, et l’écart croissant entre des élites institutionnelles autoproclamées
et un peuple jugé comme méprisable. S’il faut lutter contre les dérives
populistes, il importe en retour de s’élever contre cette oligarchie
arrogante qui, au nom de l’élitisme, prétend régenter nos destins.
Marine Le Pen ne vaut pas mieux que Matthieu Pigasse.
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