Le procès de l’Europe, grandeur et misère de la culture européenne,
du philosophe Jean-François Mattéi*, tente de démontrer que la culture
européenne est supérieure à toutes les autres, et que le relativisme des
valeurs est un leurre hypocrite qu’il convient d’oublier afin que les
Européens retrouvent la légitime fierté d’avoir donné au reste du monde
tout ce qui fonde désormais nos normes juridiques et nos principes
éthiques de même que nos inventions techniques et intellectuelles.
C’est un livre qui correspond parfaitement à la tendance intellectuelle dominante. Un livre qui se veut sans complexe, sans langue de bois, volontairement provocateur – et fier de l’être. Très dense, parfois complexe, Le procès de l’Europe, grandeur et misère de la culture européenne se sert d’abord d’outils et de références philosophiques pour définir les fondements de l’"esprit" européen.
Un esprit qui trouve, selon l’auteur, son origine dans la pensée grecque, et plus particulièrement chez Platon. C’est en effet avec la notion d’Idée, concept platonicien majeur qui fonde aussi bien sa pensée ontologique que cosmologique ou éthique, que l’esprit de l’Europe s’est constitué. Les Européens se sont sans cesse tournés vers l’Idée, vers l’abstraction afin d’accéder à l’universel : ils ont exploré l’idée de justice en politique, l’idée de vérité en science, l’idée de bien en éthique.
Cette incessante quête a poussé l’Europe à se tourner vers l’autre tout en écartant les signes, les symboles, les images pour ne retenir que les concepts. Autrement dit, l’Europe a inventé la rationalité. C’est de cette rationalité que le souci d’universalité s’est forgé, et la culture européenne est ainsi devenue selon Jean-François Mattéi, la première à avoir inventé le concept d’"homme" au sens universel du terme. Cette conception, préparée par la pensée grecque, va se réaliser grâce au christianisme, et permettre de donner à l’homme un caractère total, absolu et envisageable selon le même esprit par toutes les cultures.
"La rationalité européenne avec ses chaînes de concepts et ses systèmes théoriques, a été plus efficace matériellement, et sans doute moralement, que les constructions mentales mythiques et religieuses des sociétés exotiques", affirme l’auteur. Mais Jean-François Mattéi va plus loin, beaucoup plus loin. Selon lui, "tous les aspects de la vie moderne, sans exception, ont été inventés, diffusés et imposés au monde par les Européens puis par les Occidentaux". De la musique à l’ordinateur, de la physique au four à micro-ondes, tout trouve sa source sur le continent européen.
Plus, l’Europe peut être considéré comme la seule culture à s’être tournée vers les autres cultures non pour les combattre mais pour les comprendre. Et si Jean-François Mattéi admet que parfois, l’instinct de destruction comme pendant la conquête de l’Amérique, a été le plus fort, l’Europe n’en est en aucun cas discréditée car elle est la seule et unique culture capable d’autocritique. "Quand les sociétés primitives détruisaient d’autres sociétés ou commettaient des massacres comme les Aztèques, leurs coutumes ne les conduisaient ni à la critique, ni à l’expiation. L’Europe, en revanche, a porté le fer de la critique contre elle-même dès les premières explorations et les premiers crimes."
En d’autres termes, la supériorité de l’Europe est indiscutable sur le plan technique et intellectuel, mais également sur le plan éthique, puisqu’elle est la seule à reconnaître ses erreurs. Le livre de Jean-François Mattéi peut également se lire comme une compilation des plus beaux esprits européens (la modestie l’empêche sans doute de se citer en exemple), de Bach à Leibniz, de Platon à Kant en passant par Einstein ou Bergson. L’auteur ne ménage pas ses efforts pour démontrer que le génie, depuis la Renaissance au moins, est enfanté par l’Europe.
L’autocritique incessante qui prospère, sur la colonisation par exemple, ne constitue qu’une preuve de plus de la capacité de l’Europe à se remettre en question avec les outils qu’elle a elle-même créé. "La critique de l’Europe n’est possible qu’à l’aide des normes juridiques et des principes éthiques qu’elle a diffusés chez tous les peuples pour connaitre le monde plutôt que pour le juger." Pour autant, il semble temps pour Jean-François Mattéi de cesser cette auto-flagellation et de reconnaître cette suprématie de la culture européenne, appelée "métaculture" qui est désormais à la source de toutes les autres. "Les critiques auront beau chercher dans les aires culturelles étrangères à l’Europe, les tribus primitives ou les civilisations avancées, ils ne trouveront pas, en dépit des coutumes et des sagesses, un monde de pensée comparable au modèle européen".
Ce qu’il y a de plus étrange sans doute dans le livre de Jean-François Mattéi, c’est ce continuel besoin de tout ramener, encore et encore, à l’Europe et à sa suprématie. Car finalement, que la culture européenne soit à l’origine de certains progrès techniques, intellectuels ou scientifiques fondamentaux, nul, semble-t-il, ne songe à le nier. Oui, la culture européenne a permis d’améliorer les conditions de vie des êtres humains, oui la culture européenne a été et demeure une source majeure pour l’art, la science, et tant d’autres aspects de la vie humaine. L’histoire de la pensée grecque, le génie du christianisme, l’incroyable rapidité des progrès techniques et scientifiques du XXe siècle sont des faits connus et reconnus par tous, qui ont influencé le monde durablement.
Pour autant, Jean-François Mattéi semble aller un peu vite en besogne lorsqu’il limite à l’Europe et à elle-seule le mérite de ses avancées et de ses progrès. Puisque l’auteur est philosophe, commençons par cela : à la chute de l’empire romain, la philosophie grecque a migré plus au sud, avant de revenir au moyen-âge en terre chrétienne. Elle est entre-temps passée par le monde arabo-musulman qui l’a enrichie, traduite, commentée. C’est le phénomène de la translatio studiorum que tous les historiens de la philosophie reconnaissent.
Jean-François Mattéi semble ignorer - ou plutôt feint d’ignorer - cet immense événement pour la philosophie que constitue son passage en terre d’islam sans lequel l’Europe serait bien différente aujourd’hui. De même pour le christianisme, que l’auteur paraît considérer comme l’un des traits caractéristiques du génie européen, on s’étonne tout de même de le voir oublier que Jésus était un Palestinien, un Oriental, et que le christianisme a eu une vie au moins tout aussi vivante et palpitante à Byzance qu’à Rome.
L’auteur fait toujours comme si l’Europe était une sorte d’île depuis laquelle les habitants vont puiser ce qui les intéresse, mais qu’aucun élément étranger n’a jamais pu atteindre, modifier ou influencer. Et puis, si Jean-François Mattéi prend le temps de rappeler les nombreux traits qui font la fierté de l’Europe, et selon lui sa suprématie culturelle et éthique, on le sent beaucoup plus évasif sur les égarements - pour ne pas dire les horreurs - qui ont marqué l’histoire récente du continent. Ainsi l’Europe peut elle se targuer d’avoir commis les plus impensables génocides de masse de l’histoire, depuis la conquête de l’Amérique jusqu’à la Shoah. La colonisation, l’esclavage, l’inquisition, les guerres de religion, l’impérialisme, la bombe atomique, autant de faits marquants qui jalonnent l’histoire de l’Europe, mais que l’auteur semble considérer comme des accidents de parcours.
Comme si le génie de Mozart disait tout de l’Europe, et le mal d’Hitler rien. Cet aveuglement - qui disparait pourtant lorsqu’il s’agit d’examiner les autres cultures - ou plutôt cette vision sélective que Jean-François Mattéi développe tout au long de l’ouvrage est assez indigne de la rationalité qu’il vante tant. Enfin, et c’est ici une remarque plus générale, on observe que Claude Lévi-Strauss est cité à de nombreuses reprises dans l’ouvrage de Jean-François Mattéi. On ne saurait dès lors trop conseiller à l’auteur de se plonger dans un petit livre de l’ethnologue, Race et histoire, qui lui permettrait sans doute de comprendre le véritable sens de l’ethnocentrisme et de relativiser enfin cette véritable obsession qu’il développe à propos de la suprématie culturelle de l’Europe.
Car, comme le montre magistralement Claude Lévi-Strauss dans cet ouvrage, une culture juge toujours les autres selon ses propres critères. Cela ne signifie pas que l’universalité - des droits de l’homme par exemple -, peuvent être remis en cause sous prétexte de relativisme culturel ; cela veut simplement dire que les critères utilisés pour certains aspects d’une culture ne sont pas pertinents pour en juger une autre. Ainsi, si l’on devait juger une culture par ses capacités techniques, médicales, scientifiques etc. l’Europe serait de loin la plus performante.
Si maintenant, on devait juger la même culture sur sa capacité à créer et conserver des liens familiaux ; ou encore à développer les loisirs communs, l’Europe deviendrait alors beaucoup moins performante, pour ne pas dire décevante. Ainsi, tout dépend selon quels critères on se place. Enfin, et c’est encore un point essentiel que développe Lévi-Strauss, les hommes ont par le passé accompli des révolutions fantastiques qui ont profondément modifié leur style de vie : la maîtrise du feu, la cuisson des aliments, l’élevage, la culture des terres etc. Qui se rappelle aujourd’hui quelle région a découvert et développé en premier ces progrès techniques majeurs ? Et qui s’en soucie ?
Le fait est que ce sont des avancées qui sont parties, pour des raisons qui n’ont plus beaucoup d’importance, d’un ou de plusieurs endroits et qui se sont ensuite développés dans le reste du monde. Jean-François Mattéi devrait avoir en tête ces exemples, et se rappeler peut-être que ce qui fait la grandeur d’un être humain autant qu’une culture, c’est l’humilité avec laquelle elle aborde et considère les autres.
*Jean-François Mattéi est philosophe, professeur émérite à l’Université de Nice et à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence
Pour aller plus loin :
- Jean-François Mattéi, procès de l’Europe, Grandeur et misère de la culture européenne, PUF, 22 €, 264 p.- Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, 7,30 €, 127 p.
MATTEI Jean-François 22-06-2012 par Philippe_B_Redaction
L’Homme indigné, Le Cerf, 299 pages, 28 euros. Par PAUL-FRANÇOIS PAOLI
Trop
d’indignation tue l’indignation. De quoi peut-on encore s’indigner dans
un monde où les victimes, parfois autodésignées, ont, par principe,
droit à la compassion ? C’est à cette question que le philosophe
Jean-François Mattéi, spécialiste de Platon et grand commentateur de
l’œuvre de Camus, s’attaque dans ce livre à la fois brillamment écrit et
pédagogique, où il retrace ni plus ni moins la généalogie du principe
d’indignation dans la tradition occidentale.
Pas d’indignation qui ne suppose une certaine idée de la dignité humaine, notion qui ne va pas de soi. Celle-ci est, selon Mattéi, inexistante dans les traditions hindouiste et bouddhiste, mais aussi largement ignorée par le stoïcisme ou l’épicurisme. C’est pourtant cette conception que saint Paul va approfondir avec sa vision de « l’homme intérieur », qui va l’emporter en Occident et nourrir la pensée moderne des droits de l’homme.
Quand Las Casas s’indigne du sort fait aux Indiens, il le fait au nom de l’Évangile pour qui tout homme, quelle que soit sa race, est pourvu d’une âme. Voltaire, en se révoltant contre le sort du chevalier de La Barre, retourne contre l’Église des valeurs chrétiennes qu’elle bafoue en faisant supplicier celui qu’elle accuse d’avoir commis un sacrilège.
Pas de révolte qui ne suppose un principe au nom duquel cette révolte se justifie. Si Camus a eu raison contre Sartre durant la guerre d’Algérie, c’est que son indignation était fondée sur le refus de la Terreur en tant que telle. Rien de plus contraire à l’éthique de l’indignation que la révolte sélective. Et ce que reproche Mattéi aux indignés professionnels - il s’en prend en particulier à S. Hessel, dont l’opuscule Indignez vous - a connu un immense écho, c’est d’utiliser le pathos de l’indignation pour en faire un principe. « Nul ne ment plus qu’un homme en colère », écrivait Nietzsche, qui ne croyait pas en la valeur de l’indignation. Mattéi, lui, y croit, à condition, de ne pas en abuser et d’économiser ses colères pour des causes dénuées d’idéologie.
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