mercredi 24 avril 2013

Pourquoi les PDG prennent (parfois) de mauvaises décisions

Les Echos n° 19627 du 16 Mars 2006 • page 15

Imaginerait-on un verdict rendu au terme d'une instruction à charge et de débats où seul le procureur aurait été entendu ? Ce modèle est pourtant, toutes proportions gardées, celui qui prévaut dans beaucoup d'entreprises au moment de prendre des décisions aussi cruciales qu'un investissement majeur ou une grande acquisition. Schématiquement, il est courant de confier à un porteur de projet le soin d'instruire le dossier et de le défendre devant les dirigeants. Ces derniers, même s'ils exercent leur jugement critique, se prononcent à l'aune d'une vision univoque à l'issue d'un débat tronqué. À l'heure où s'accélère le mouvement des fusions-acquisitions géantes, il paraît opportun de s'interroger sur la qualité des processus de décision dans l'entreprise. 

Humain, trop humain
Pourquoi trouvons-nous naturels, en matière de décision stratégique, des modes de décision qui sembleraient, en d'autres lieux, relever du procès stalinien ? Parce que, pensons-nous, le porteur de projet n'a rien d'un Fouquier-Tinville. Non seulement nous le créditons d'une compétence technique qui justifie sa désignation, mais nous supposons sa recommandation objective et assise sur des critères rationnels, notamment financiers. Quant au dirigeant, nous pensons qu'il peut compter sur son discernement et son expérience pour prendre en dernier ressort la « bonne » décision.
Hélas, ces présupposés sont souvent faux. Comme l'ont montré des recherches en psychologie expérimentale et en économie comportementale, le facteur humain pèse de manière déterminante dans la prise de décision. Nos propres études sur les processus de choix stratégiques des grandes entreprises révèlent que ceux-ci sont souvent entachés de distorsions et de dévoiements qui peuvent entraîner de graves erreurs. 

Distorsions
Toute décision est sujette à des biais cognitifs universels, dont le plus commun est l'excès d'optimisme ou de confiance. Ainsi, bien des porteurs de projet sous-estiment les difficultés qui les attendent en négligeant, par exemple, la menace de conflits culturels après une fusion.
Surtout, de nombreuses résolutions stratégiques se réduisent en dernière instance à une décision subjective. En dépit des instruments financiers dont ils usent, les décideurs s'en remettent inévitablement à des intuitions dictées par des expériences et des schémas mentaux éminemment personnels. A titre d'exemple, lorsqu'une extension de marque est envisagée, elle peut susciter deux réactions instinctives : tel directeur agitera le risque d'une dilution de la marque, quand tel autre estimera qu'elle se renforcera en élargissant son territoire. Ces idées sont parfois si profondément ancrées qu'aucune analyse de marché ne saurait les concilier. On le voit, l'opinion fait souvent loi là où l'on croyait l'analyse souveraine... 

Dévoiements
Les dévoiements, eux, procèdent d'un décalage des motivations et des intérêts entre l'entreprise et les individus. Ainsi, alors que le responsable d'un projet engage l'avenir à long terme de l'entreprise, il aura souvent changé de poste avant que ne se produise l'essentiel des résultats _ et accordera donc naturellement la priorité à des préoccupations plus immédiates. Son objectivité peut encore pâtir d'une tendance à minimiser sa prise de risque personnelle : par exemple, de peur que sa carrière ne souffre d'un échec, il pourra « s'autocensurer » plutôt que de proposer un investissement judicieux, mais associant risque et rendement élevés.
Décideurs ultimes, les dirigeants croient pouvoir s'appuyer sur leur expérience pour éviter ces écueils. Mais ils sont eux-mêmes abusés par « le biais du crédit individuel » qui leur fait filtrer les informations en fonction de la confiance qu'ils accordent au porteur du projet _ parfois jusqu'à négliger des éléments matériels. Et leur information pâtit souvent de « l'inclination grégaire », phénomène bien connu qui voit le groupe se rallier au point de vue réel ou supposé du leader, stérilisant tout véritable débat stratégique. 

Culture et procédure
Pris isolément, distorsions et dévoiements sont faciles à corriger ; mais leur combinaison est source de bien des décisions désastreuses. C'est pourquoi en prendre conscience ne saurait suffire. La solution passe par l'adoption, pour les décisions cruciales, de processus formalisés qui garantissent la qualité de l'instruction et la richesse des débats.
Si expérimenté soit-il, le dirigeant avisé sait qu'il n'est pas infaillible. Son rôle n'est pas seulement de décider, mais de créer les conditions propices à la bonne décision. Pour cela, outils analytiques et méthodes de travail ont bien sûr leur place. Mais l'essentiel, et le plus difficile, est de créer au sein de l'équipe de direction une véritable culture de débat stratégique, confortée par des structures et des procédures qui favorisent le dialogue. C'est là un trait culturel caractéristique de beaucoup d'entreprises excellentes. Car, dans l'entreprise comme dans le prétoire, la confrontation des idées est la meilleure garantie contre les errements de l'individu.

OLIVIER SIBONY est directeur associé senior McKinsey.

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