Stage non payé, pas de salaire minimum : expatriée en Allemagne, cette jeune diplômée raconte sa douloureuse expérience du système allemand.
J’ai 25 ans. Je vis à Berlin depuis la fin de mes études – un master en philosophie obtenu à l’ENS (Ecole normale supérieure) et l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), précédé d’une formation technique de trois ans en graphisme.
Making of
C’est en réaction à des articles sur le chômage, les stages et la
situation de l’emploi prétendument meilleure en Allemagne que cette
jeune Française a voulu témoigner sur son expérience du système
allemand. « ll faudrait que l’Allemagne cesse d’être un modèle
économique parce que le droit du travail est loin d’y être
irréprochable », avance-t-elle. Mathilde Ramadier a choisi de signer ce
texte de son nom, par engagement. Emilie Brouze
J’ai passé mes diplômes tout en accumulant petits boulots (hôtesse d’accueil, vendeuse de journaux, prof de maths, serveuse...) et expériences professionnelles, consciente de la chance d’avoir pu étudier six ans à Paris.
Aujourd’hui, je suis scénariste de bande dessinée. Après l’obtention de mon master de philo, je me suis installée à Berlin. L’attraction qu’exerce cette ville est justifiée mais ce qui est navrant, c’est que personne ne dit ce qu’il s’y passe vraiment au niveau de l’emploi.
La sécurité sociale à ma charge
Septembre 2011. A Berlin, j’ai commencé par faire quelques heures dans un café. Taux horaire : 6 euros au black. Afin de réveiller mes souvenirs enfouis du lycée, je me suis inscrite à un cours d’allemand intensif, entourée de dizaines d’Espagnols, Italiens, Grecs et Brésiliens – pour la plupart sans travail... Je n’ai pas cherché à fuir la situation de l’emploi en France que je connaissais à peine, j’ai surtout abandonné l’idée de commencer un doctorat de philosophie.Durant mes années de fac, à Normale Sup et à Paris VIII, tous mes professeurs m’ont pourtant encouragée à poursuivre la recherche jusqu’au doctorat, bien que n’étant ni normalienne ni agrégée. J’avais un sujet de thèse et un directeur prêt à m’encadrer. Mais me lancer dans trois années (minimum) de doctorat à Paris, sans avoir obtenu de bourse et tout en étant serveuse à plein temps, ou graphiste pour des gens qui-ne-paient-pas-les-graphistes, je n’ai pas voulu l’accepter.
La valse des candidatures en allemand commence. Spontanées pour la plupart. A ma grande surprise, j’obtiens une réponse positive à l’une d’entre elles en deux jours. Je suis conviée à un entretien vite expédié. Une grande et belle galerie d’art berlinoise, qui édite une revue de design et organise un festival annuel d’illustration, me propose un poste d’assistante et de graphiste en CDI, pour un salaire de 1 500 euros net, avec une période d’essai d’un mois. On me promet que j’aurai mes matinées libres pour mes cours d’allemand.
Je débute donc, enthousiaste et motivée, passant l’éponge sur le fait que je n’ai en réalité qu’un contrat de freelance d’un mois, pour ladite période d’essai, payée... 400 euros. Un contrat de freelance, cela signifie que l’employeur ne contribue pas aux charges sociales, et que la sécurité sociale revient donc à la charge du travailleur. Celle-ci coûte entre 150 et 600 euros par mois en Allemagne. Quand on est en bonne santé.
Je refuse. Ça déplaît
Dans cette galerie, je me retrouve en fait, pour 400 euros, de 9 heures à 19 heures, à mettre entre autres sur pied un dossier colossal de plus de cent pages sur le projet de lancement d’un musée du design à Berlin. On me demande d’utiliser ma langue maternelle pour mentir et espionner des galeries concurrentes. Je refuse. Ça déplaît.On me demande de ne plus aller à mes cours, que j’avais pourtant payés, pour venir faire des heures supplémentaires – appelons ça tout de suite du bénévolat. Je refuse. Ça déplaît.
Tous les autres membres de l’équipe sont stagiaires et se taisent, parce qu’ils sont tributaires d’une bourse pour le retour à l’emploi et qu’ils ne peuvent donc négocier quoi que ce soit. En Allemagne, les entreprises ne sont pas obligées de rémunérer un stage de six mois. Je n’ose rien dire non plus, par crainte de perdre mes misérables 400 euros. Et pour la satisfaction de se dire qu’on est allé jusqu’au bout.
Le contrat que j’ai signé stipule clairement que l’employeur n’est pas tenu de payer le travailleur indépendant, s’il juge subjectivement que le travail n’a pas été fait comme il le désirait. Je serre donc un peu plus les dents.
500 euros par mois pour une grande carrière
Lors de l’entretien de fin de période d’essai, mon séduisant directeur en costume Prada m’explique qu’ils veulent me garder, qu’ils sont très satisfaits de mon travail. Il fait même l’effort de me complimenter en français, mais pour mieux me dire que, malheureusement, ils ne vont pas pouvoir me payer 1 500 euros net comme convenu. Le mieux qu’ils puissent faire avec leur comptabilité, c’est 500. Mais qu’avec ça, une grande carrière s’ouvre à moi à Berlin.Avec ça, j’ai l’honneur de travailler dans la culture, pour une des galeries les plus renommées de la ville, la chance d’avoir un travail quand d’autres n’en ont pas. Je lui réponds simplement que ce n’est pas acceptable d’accomplir de telles tâches dans ces conditions et pour cette rémunération. Il me demande froidement de préciser :
« Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? »Je prends alors conscience qu’il n’y a pas de salaire minimum en Allemagne. Et que cela n’est pas prêt de s’arranger.
Tout en envoyant des dizaines de candidatures par semaine, je travaille ensuite quelques temps, toujours en freelance, dans un call-center, dans lequel les employés sont sur écoute permanente afin de vendre du matériel inutile à des photographes déjà surendettés.
En voyant que je ne pourrai pas décrocher de vrai contrat de travail – avec des droits et un salaire décent – je me lance à la recherche d’un stage rémunéré, dans un secteur qui au moins me passionnera et sera en phase avec mes convictions. Le huitième stage de ma vie. En tant que graphiste et agent pour un collectif d’artistes, je m’occupe d’organiser leurs portfolios, de leur trouver des expositions. Tout se passe à merveille. Alors que je débute mon activité de scénariste de bande dessinée pour la France, je reprends mon souffle et retrouve un peu d’énergie.
Chercheur sur le marché de l’art : je postule
Mars 2013. Sur un site d’offres d’emploi allemand conçu pour les diplômés en histoire de l’art, je tombe sur une annonce qui retient mon attention. Chercheur sur le marché de l’art, pour une start-up basée à Berlin. Profil recherché : compétences rédactionnelles. Bac+5 dans le domaine de l’art ou des sciences humaines. Expériences professionnelles liées à Internet. Français, anglais et allemand courants. Je postule.Dix minutes plus tard, je reçois un e-mail de l’un des deux CEO [directeur général]. Il m’invite à un entretien via Skype le lendemain. J’accepte, tout en précisant que j’habite Berlin et qu’on pourrait donc se rencontrer. Non, me dit-il, pas le temps, par Skype c’est plus rapide. Soit. Après tout, c’est comme le cul par webcam interposée, je n’ai encore jamais essayé. Je l’ajoute donc dans ma liste de contacts.
Je passe l’entretien et commence deux semaines plus tard. Le titre de mon poste : « Country manager France ». Ma mission : dresser un rapport détaillé en anglais sur tous les collectionneurs d’art contemporain en France. Leurs pratiques, leur collection, leur psychologie... Cette start-up envisage de lancer prochainement un site internet qui soit l’unique et donc la plus grosse base de données concernant les collectionneurs du monde entier. Le but étant de vendre les informations ainsi collectées aux galeristes, artistes, institutions culturelles, etc.
Mon salaire : 960 euros brut mensuel pour quatre jours par semaine.
Silicon Allée, berceau d’une nouvelle précarité
Dix autres personnes sont embauchées sur le même poste, pour une étude sur leur pays d’origine. J’ai ainsi des collègues venus d’Inde, de Chine, du Japon, d’Espagne, d’Angleterre, des Etats-Unis, d’Israël et d’Allemagne. La plupart viennent d’atterrir à Berlin, quand ils n’ont pas émigré exprès pour ce poste. La langue officielle est l’anglais. Les locaux, à Mitte, sont vastes. Le fondateur et CEO a déjà lancé plusieurs start-up, qu’il a revendues les unes après les autres au bout de six mois. Je laisse deviner ce qu’il en est du sort des employés.Sa dernière trouvaille ? Un site d’abonnement à des cours de fitness en ligne, avec coach virtuel inclus pour mincir sans mettre un orteil dehors. Ce jeune tout droit sorti de Harvard est présenté, du haut de ses 27 ans et de son titre de docteur, comme un modèle parmi les entrepreneurs les plus innovants de Berlin – rebaptisée, et pour cause, la Silicon Allée. Tout le Web 2.0 l’acclame. On s’imagine que grâce aux gens comme lui, le taux de chômage à Berlin va enfin baisser (il est de 12,3% contre 6,9% pour le reste de l’Allemagne, en avril 2013).
Dès mon arrivée, je remarque que nous travaillons isolés, chacun le nez sur son ordinateur portable – nos propres ordinateurs, puisque l’entreprise n’en fournit pas. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux billets d’avion de certaines compagnies aériennes dont le prix n’inclut pas de réservation de siège... Nous travaillons donc chacun de notre côté, et les malheureux qui osent se parler sont immédiatement réprimandés par une humiliante remarque de notre manager, une brillante diplômée de Cambridge qui parle cinq langues mais n’en utilise qu’une seule pour s’adresser à nous : le verbiage.
Il n’embauchera dorénavant que des Chinois
Après quelques jours, ils décident d’instaurer un nouveau système afin de renforcer l’esprit d’équipe : sur un tableau blanc installé au centre de l’open space, nous devons tous reporter, le soir au moment de partir, notre score de la journée. C’est-à-dire le nombre de collectionneurs dont on a dressé un profil complet. Le lendemain matin, la manager le consulte puis vérifie scrupuleusement nos résultats afin de désigner le meilleur d’entre nous, grâce à un savant calcul de notre taux de réussite. Cette tâche, c’est l’essence de son travail de manager. J’ignorais qu’il fallait passer par Cambridge pour comparer des pourcentages.Lors de la troisième semaine, alors que je commence à me demander quand je vais partir, malgré mon taux de réussite de 87,3%, le processus de « team building » monte encore d’un cran. Le CEO vient faire un tour dans l’open space. Loin de se souvenir de nos prénoms, il concentre son attention sur le tableau et commente nos scores. Il déclare la compétition officielle, ajoutant qu’à partir de maintenant, il offre au meilleur un bon d’achat Amazon d’une valeur de 100 euros.
Nous nous regardons tous d’un œil circonspect... Il annonce que cette semaine, l’heureux gagnant est notre collègue chinoise. Puis il finit par lâcher, après quelques timides applaudissements, que ce n’est pas étonnant : on sait tous que les Chinois travaillent comme des robots et d’ailleurs, il n’embauchera dorénavant que des Chinois. Il vient ensuite nous voir les uns après les autres, pour être sûr qu’on a tous bien compris. Quand vient mon tour, je lui explique que je fais de mon mieux, mais que d’entrer en compétition avec mes collègues, ce n’est vraiment pas mon genre. Ce à quoi il me rétorque un « I don’t care » [je m’en fous] qui ne fait qu’un tour dans ma tête. C’est mon dernier jour.
Les caprices d’un patron prépubère
Quand je regarde les annonces des start-up, je lis avec stupeur sur chacune d’elles : « Flat hierarchy » (hiérarchie plate). Effectivement, si aujourd’hui tous les employés sont « country manager » pour moins de 1 200 euros brut par mois, si la tâche principale du manager consiste à les noter, et si tout ce petit monde est manœuvré par les caprices d’un patron prépubère, alors oui, je veux bien croire que la bonne vieille notion de hiérarchie pyramidale est pulvérisée.Parce que les start-up permettent d’enrichir rapidement leurs fondateurs sans capital de départ en attirant des investisseurs gourmands et pressés, elles matérialisent un modèle économique qui n’a pas fini de se propager. Parce qu’elles concernent Internet et donnent à croire qu’à travers elles souffle le vent de la liberté et de l’accomplissement de soi, elles sont un secteur d’avenir. Elles incarnent tout simplement la réponse au fléchissement du capitalisme par lui-même – soit le cynisme absolu.
Que vont penser les futurs diplômés des écoles de commerce ? Que pour se réaliser, pour être-au-monde au sens où l’entendait Martin Heidegger, il suffit d’un ordinateur portable, d’une connexion Internet et d’une bonne idée commerciale. Et accessoirement, d’une poignée de Chinois.
Je ne compte pas généraliser à partir de ma seule expérience. Mais il me semble qu’à mon âge, j’en ai vu assez pour me sentir triste, profondément atteinte, et affirmer que nous vivons une époque désenchantée.
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