Selon nos informations, l'institution pourrait devenir l'autorité du Net français dont tout le monde parle depuis des lustres, mais que personne n’a jusqu’ici fait émerger. Quitte à récupérer quelques patates chaudes (blocage de sites) dont sa présidente ne veut pas.
- REUTERS/Miguel Vidal -
La Cnil a la cote. A tout juste 35 ans, la «Commission nationale de l’informatique et des libertés» pourrait bien devenir selon nos informations la gardienne officielle du Net français. Ou, plus justement, «l’autorité des libertés sur Internet», précisent en choeur plusieurs membres du gouvernement qui ambitionnent d’entamer la mue début 2014, via la grande loi sur les libertés numériques annoncée en février dernier par le Premier ministre.
La Cnil a la cote. A tout juste 35 ans, la «Commission nationale de l’informatique et des libertés» pourrait bien devenir selon nos informations la gardienne officielle du Net français. Ou, plus justement, «l’autorité des libertés sur Internet», précisent en choeur plusieurs membres du gouvernement qui ambitionnent d’entamer la mue début 2014, via la grande loi sur les libertés numériques annoncée en février dernier par le Premier ministre.
La Cnil, réponse apportée à l’un des premiers scandales de fichage informatique à
une époque où octets et francs servaient encore d’étalon, prendrait
ainsi du galon aux côtés du CSA (Conseil supérieur de l'audivisuel), que
certains redoutent de voir devenir le grand censeur du Net dans le
sillage de la mission Lescure.
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La commission verrait ainsi sa mission prendre de l’ampleur
mais surtout évoluer en profondeur. Une reconnaissance aussi estimable
qu’encombrante. Voire très encombrante. Car certaines des nouvelles
fonctions voulues par le gouvernement pourraient bien faire passer la
Cnil du statut enviable de protectrice des citoyens à celui bien moins
sympathique de contrôleur du Net.
Elle pourrait en effet se voir confier la surveillance de
tous les sites bloqués sur Internet. Loin d’être actées, ces évolutions
font aujourd’hui l’objet d'âpres négociations au sein du gouvernement.
Et d’inquiétudes: du côté du ministère de la Justice, on redoute ainsi
de voir la Cnil prendre un jour la place du juge. Pour finalement
affaiblir la protection des citoyens.
C’est à l’occasion du «séminaire numérique» organisé fin février et censé fixer le cap du gouvernement sur les autoroutes de l’information, que Matignon a fait part de son intention d’accorder «une place et des pouvoirs plus importants à la Cnil.» A en croire sa feuille de route,
il s’agissait surtout de renforcer les prérogatives traditionnelles de
l’institution en matière de protection des données personnelles ou de
lui confier un rôle plus important dans l’éducation au numérique des
citoyens.
L’ambition serait en réalité bien plus large, puisqu’elle elle pourrait aller jusqu'à «une réforme majeure de la Cnil, avec un nouveau collège et un nouveau nom»,
précise-t-on au gouvernement. Qui prévoirait notamment une nouvelle
fonction, discrètement glissée au détour du séminaire numérique, qui
fait aujourd’hui bien plus débat : le «contrôle indépendant pour les mesures administratives de coupure ou de filtrage» sur Internet. Ou dit plus clairement: la surveillance du blocage des sites décidé par une autorité autre que le juge judiciaire.
Initialement non attribuée, cette fonction de tour de
contrôle du Net français et, surtout, des sites qui n’y auraient plus
droit de cité, devrait tomber dans l'escarcelle de la Cnil, a fait
savoir l’entourage du Premier ministre dans la foulée du séminaire. Il
faut dire que le travail ne manque pas: chez les politiques de droite
comme de gauche, le blocage des sites Internet a le vent en poupe.
Blocage administratif des sites Internet
Ce dispositif n’existe stricto sensu que dans un cas de figure unique et très controversé : l’article 4 de la Loppsi, loi sur la sécurité intérieure adoptée en 2011, qui autorise le blocage de sites par une «autorité administrative», «lorsque les nécessités de la lutte contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs [...] le justifient.»
Le tout donc, sans jamais passer par la case judiciaire. Ineffectif
aujourd’hui, en raison d’un décret d’application qui se fait attendre,
et annoncé mort et enterré l’été dernier
par la ministre de l’économie numérique Fleur Pellerin, ce dispositif
devrait finalement bel et bien voir le jour si l’on en croit une réponse au Parlement en date du 7 mai dernier du ministre de l’Intérieur Manuel Valls.
A ses côtés, existent également des procédures similaires,
qui ne devraient pas tarder à faire des petits. Si ces dernières ne
font, à la différence de la Loppsi, pas l’économie d’un juge, elles
donnent tout de même la possibilité à une autorité administrative de
requérir le blocage d’un site Internet. C’est par exemple le cas avec l’Arjel (Autorité de régulation des jeux en ligne). Ou dans le projet de loi sur la consommation porté par Benoit Hamon.
Ou, plus brûlant encore, la mission Lescure, qui envisage dans le rapport qu’elle vient de remettre au gouvernement
de réunir toutes les conditions pour faire sortir du radar du web
français les sites qui porteraient atteinte au droit d’auteur. Non pas
en prônant leur blocage direct, mais en
demandant aux moteurs de recherche, aux régies publicitaires, ou a des
organismes financiers tels que PayPal ou Mastercard, de faire le
nécessaire pour ne pas favoriser leur diffusion, et finalement étouffer les sites en question. «Il faut établir des listes grises, des listes noires» pour lutter contre ces «sites mafieux», a même avancé Pierre Lescure lors de la présentation du rapport le 13 mai dernier.
Juge du Net
L’heure est donc au grand balayage sur le Net français et
face à cet empilement de mesures restrictives qui ne cesse de
s’allonger, une partie du gouvernement souhaite que la Cnil ait la
compétence de jeter un oeil sur ces décisions.
«Il n’est pas absurde qu’elle soit l’autorité
administrative qui dise si oui ou non il est légal et proportionné de
bloquer tel ou tel site», nous explique un membre du gouvernement, «qu’il s’agisse de pédopornographie, de jeux en ligne ou d’autre chose.» Mais attention, précise d’emblée une autre source proche du dossier, «il
ne s’agit pas de remplacer le juge, mais de faire en sorte que ceux qui
émettent des restrictions sur Internet soient contrôlés.»
Cette subtile différence est loin d’être innocente: la
remarque vise en effet à désamorcer au plus vite les éventuelles
critiques que pourrait susciter une telle décision. Car quand il s'agit
de limiter Internet, la question du juge judiciaire est éminemment
brûlante. Lors de précédents débats législatifs, la présence de ce
dernier a en effet souvent été présentée comme une garantie
indispensable de la liberté d'expression et de communication. Son
absence comme une faille liberticide, porte ouverte sur la censure.
Une parole portée y compris dans les rangs socialistes: c'est notamment parce que les lois Hadopi et Loppsi
évinçaient le juge de leur dispositif que des parlementaires PS ont
déposé des recours contre elles auprès du Conseil Constitutionnel. A
l’époque, les Sages leur avaient donné raison sur la première, estimant qu’une coupure Internet ne pouvait être ordonné sans juge, mais pas sur la seconde, qui, «entre la sauvegarde de l'ordre public et la liberté de communication», assurait selon eux «une conciliation qui n'est pas disproportionnée.» Y compris sans passage par le Siège. Une décision synonyme à l’époque d’une «grande déception» pour l’association de défense des libertés en ligne, La Quadrature du Net, pour qui le Conseil des Sages avait ici échoué à «protéger les libertés fondamentales sur Internet.»
Mais, promis, juré, assurent ses partisans, le Grand Oeuvre
de la Cnil n’a rien à voir avec la choucroute: l’autorité
administrative ne sera au mieux qu’une zone tampon entre les censeurs et
les tribunaux. Tribunaux qui, plaide-t-on par ailleurs du côté de
l’exécutif, ne sont en plus pas forcément dimensionnés pour traiter
efficacement ce genre de mesures. «Le juge n’est pas un très bon régulateur, commente un membre du gouvernement. Et d’ajouter que de toute façon, «en droit commun, il peut toujours intervenir a posteriori. La Cnil interviendrait avant.»
Un argument emprunté presque mot pour mot au Conseil constitutionnel...
dans sa décision de ne pas réintroduire le juge judiciaire dans le
blocage des sites pédopornographiques.
De quoi se perdre dans l'argumentaire, qui peine donc à
lever toutes les ambiguïtés sur le futur rôle de la Cnil. Et
logiquement, à convaincre toutes les parties impliquées. A commencer par
le ministère de la Justice, associé au même titre que Bercy et
l’Intérieur à l’élaboration de la future loi sur les libertés
numériques. «La Chancellerie est vigilante pour conserver ses prérogatives en matière de blocage de sites Internet», prévient-on déjà du côté de la place Vendôme. «C’est
une garantie de l'Etat de droit essentielle pour les citoyens que cette
opération puisse se réaliser à l'initiative et sous le contrôle d'un
juge du siège, indépendant.»
Cette mise en garde trouve écho au sein de La Quadrature du Net, qui estime que «le
gouvernement se moque du monde s’il refile le bébé du filtrage
administratif de la Loppsi à la Cnil, après avoir annoncé un moratoire». «Tout continue comme sous Sarkozy», poursuit Félix Treguer, juriste et membre de l’association, pour qui le blocage des sites Internet est par ailleurs «illégitime, car inefficace et dangereux».
La Cnil prudente
La principale intéressée joue en revanche la carte de la
prudence. Interrogée à l’occasion de la présentation de son dernier
rapport d’activité, la présidente de la Cnil Isabelle Falque-Pierrotin
nous a ainsi indiqué «ne pas avoir d’éléments sur cette loi de 2014», ni n’avoir été «officiellement saisie» de ces éventuelles attributions, confirmant néanmoins qu’elles consisteraient bien en un rôle de «contrôle des contrôleurs» sur Internet. Sans en dire davantage.
Non pas que le sujet n’intéresse pas du côté de la
Commission: l’attention du gouvernement est au contraire un bien
précieux pour une autorité qu’on disait encore il n’y a pas si longtemps
sur le déclin. Mais il ne faudrait pas que le grand avenir auquel les
décideurs destinent la Cnil vienne chambouler le storytelling qu’elle
s’est échinée à construire pour justifier ses missions. A savoir que le
protecteur des internautes devienne le bourreau. Sur ce point, les avis
divergent en interne. Car trancher sur la pertinence de bloquer un site,
c'est à la fois la possibilité de limiter les abus du dispositif mais
aussi d'en approuver la philosophie générale.
Quand certains y voient un potentiel «problème», d’autres affirment au contraire «comprendre la démarche.» «C’est
une question de cohérence avec nos missions, qui consistent en la
défense des libertés publiques et par extension, en la protection des
internautes», nous explique un membre de la Cnil pour qui cette nouvelle fonction n’irait pas forcément à l’encontre du rôle de garde-fou. «Les trajectoires ne sont pas inverses.»
Le bâton merdeux de la riposte graduée
Mais si contrôler le blocage des sites Internet ne provoque
pas vraiment un tollé à la Cnil, il y a en revanche une autre fonction
dont elle ne voulait surtout pas se voir échoir: la riposte graduée.
L’Hadopi partiellement enterré par la mission Lescure,
il fallait bien qu’une autorité hérite de cette relique dont le
gouvernement ne souhaitait pas se séparer, par crainte de braquer les
professionnels de la Culture. Or si le CSA a finalement été désigné par
le rapport des équipes de Pierre Lescure, la Cnil était également
pressentie jusqu’au tout dernier moment pour être légataire officiel du
bras armé (certes allégé, mais toujours pesant) de l’Hadopi. Du côté de
la mission, comme du côté du gouvernement. Ce qui n’a pas du tout plu
aux dirigeants de la Cnil, qui l’auraient fait savoir au gouvernement.
«La mission de riposte graduée est une mission de
protection de droits d’auteurs, elle consiste à réprimer le comportement
répréhensible des internautes. Cette trajectoire est donc inverse à la
nôtre», nous confirme-t-on pudiquement du côté de l’institution.
Là encore, question de cohérence. Et certainement de
symbole. Vision qui a fini par l'emporter dans les arbitrages
interministériels : déjà identifié comme le boloss du Net, qui rêve
d'appliquer aux tuyaux les mêmes règles valant pour les tubes
cathodiques, le CSA devrait bel et bien se voir refourguer le bâton
merdeux de la réponse graduée dont personne ne voulait. Manière de
redonner un rôle, même peu attrayant, à une autorité dont le modèle de
régulation est devenu obsolète avec Internet. Manière aussi d'éviter un
déficit d'image à sa voisine la Cnil : attribuer cette fonction à la
commission n'était en effet «pas le bon message à envoyer», renchérit un membre du gouvernement, «surtout si on veut en faire l’autorité des libertés sur Internet».
Rien n'empêche en revanche qu'elle hérite d'une partie de ces questions
si le gouvernement venait à décider du blocage des sites contrevenant à
la propriété intellectuelle... Mais sur la réponse graduée, le lobbying
de la Cnil a porté ses fruits.
Lobbying
De l’avis de tous, la présidente de l’institution n’y est pas pour
rien. Pour étendre les pouvoirs de la Cnil tout en en préservant
l’image, Isabelle Falque-Pierrotin déploierait un certain «dynamisme». «Elle porte ses combats, commente un observateur, en étant surtout focalisée sur la protection des données personnelles.»
Ces dernières années, la bande des GAFA (Google, Amazon, Facebook
et Apple) a d'ailleurs donné bien malgré elle un sacré coup de pouce à
l'institution. En collectant et utilisant de façon systématique les
informations de millions d'utilisateurs, les géants du Net ont rendu
populaire une pratique qui s'étend bien au delà de la seule sphère
numérique. Donnant ainsi à la Cnil une occasion en or pour prendre une
envergure nouvelle. Désormais, tout le monde s’interroge sur les effets
et les risques de cette récolte massive de données, présentée comme le «pétrole» de la nouvelle économie. Et Isabelle Falque-Pierrotin tente logiquement de tirer profit de la situation.
Elle se bat ainsi bec et ongles pour
que l’Union européenne ne prive pas, avec un projet de règlement
toujours en discussion, la Cnil française de ses prérogatives en terme
de contrôles des colosses du web. Aurait aussi adressé une lettre à
François Hollande et Jean-Marc Ayrault plaidant en faveur d’une
constitutionnalisation de la protection des données personnelles -
initiative pas toujours bien perçue au sein du gouvernement.
En ce qui concerne la surveillance du blocage des sites en
revanche, elle ne se serait pas montrée particulièrement demandeuse. Si
la présidente de la Cnil a pu se montrer favorable à un mécanisme de
régulation proche de celui-ci, il y a plus de dix ans, lors de la préfiguration du Forum des droits sur Internet [PDF]
dont elle a également pris la tête, rien n’assure en effet qu’elle
défendra aujourd’hui son adoption au sein de la Cnil. Question d’image
mais aussi d’intérêt personnel, glissent certains, qui estiment que son
poste pourrait être menacé en cas de refonte majeure de l’institution.
Pour autant, la prise en considération des missions de la
Cnil par le pouvoir est loin d’être un cadeau empoisonné. Bien au
contraire. Il n’y a pas si longtemps encore, l’institution était le parent pauvre des autorités du Net,
à ramer pour faire ne serait-ce que bruisser son budget. Elle a donc
tout intérêt à voir ainsi tirée son épingle du jeu face à ses acolytes
acronymes, CSA pour l’audiovisuel, Arcep pour les tuyaux du Net, qui, à
mesure que les usages d’Internet se sont intensifiés, se sont livrées
une guerre sourde pour préserver leur pré carré et leur légitimité. Et
éventuellement devenir la fameuse autorité du Net français, dont tout le
monde parle depuis des lustres, mais que personne n’a jusqu’ici fait
émerger. Un titre pour lequel personne ou presque n’aurait parié il y a
quelques mois encore, sur la Commission nationale informatique et
libertés.
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