vendredi 3 mai 2013

Yahoo dangereux pour Dailymotion ? Le vrai bilan du nationalisme industriel (que devrait peut-être potasser Arnaud Montebourg...)

Yahoo! souhaitait acquérir 75% du capital du français Dailymotion, l'un des leaders de la vidéo en ligne, et créer ainsi un centre de recherche et développement dans le sud de la France. Arnaud Montebourg aurait fait avorter l'opération.  

"En érigeant des barrières contre l'étranger, on oublie que ce même étranger prendra des mesures de rétorsion symétriques."
"En érigeant des barrières contre l'étranger, on oublie que ce même étranger prendra des mesures de rétorsion symétriques." Crédit Reuters

Atlantico : Alors que Yahoo souhaitait acquérir 75% du capital du français Dailymotion, l'un des leaders de la vidéo en ligne, pour près de 300 millions de dollars, l'entreprise américaine aurait renoncé suite à un refus d'Arnaud Montebourg qui ne souhaitait pas voir la start-up française passer sous giron américain. Plus largement, et au délà du cas Dailymotion, quel bilan pouvons-nous tirer du "nationalisme et protectionnisme industriel" français qui consiste à vouloir protéger des entreprises entières, au détriments des mécanismes de marché ?

Frédéric Fréry : On peut comprendre que l’État actionnaire cherche à préserver ses intérêts. Dans le cas de Dailymotion, Arnaud Montebourg a évoqué la nécessité stratégique de conserver des entreprises capables de rivaliser avec les champions américains de l'Internet : "L’UE est en train d’organiser la riposte pour la protection des données informatiques personnelles dans la bataille numérique mondiale." Reste que le protectionnisme, qu'il soit commercial ou industriel, est toujours une solution à courte vue. En érigeant des barrières contre l'étranger, on oublie que ce même étranger prendra des mesures de rétorsion symétriques. Or, Renault n'existerait certainement plus aujourd'hui si le gouvernement japonais s'était opposé au rachat de Nissan et le gouvernement roumain à celui de Dacia. Où serait Air France si le gouvernement néerlandais avait bloqué la fusion avec KLM ? Que resterait-il de notre industrie aéronautique si le gouvernement allemand avait bloqué la création d'EADS ? Pour reprendre la terminologie militaire du Ministre, souvenons-nous que la France a trop cher payé sa stratégie de la ligne Maginot pour s'enferrer à présent derrière une ligne Montebourg.
Jean-Louis Levet : Il nous faut pour cela tirer brièvement les leçons de l’Histoire moderne des Nations dans le domaine économique. Quatre types d’attitudes peuvent caractériser la politique d’un pays : 
  •   le repli sur soi, qui entraîne une régression lente ;
  • Le  laisser-faire qui revient à un abandon de toute volonté politique et économique,
  • la recherche de l’hégémonie qui consiste à dominer dans tous les domaines y compris celui des valeurs,
  • l’insertion maîtrisée dans la mondialisation : cette quatrième attitude est la plus adaptée à la mondialisation car elle impose une compréhension des réalités économiques, afin de chercher à en devenir un élément actif. C’est le comportement, à des degrés divers par exemple des pays d’Europe du Nord, de l’Allemagne, de la Corée du Sud, d’Israël, de certains pays émergents comme le Brésil ou l’Afrique du Sud. C’est aussi le choix que doit faire la France. Certes la France est une puissance moyenne, mais il y a une grande différence entre une puissance moyenne passive et une puissance moyenne active et créatrice : la liberté de ses choix.
Pour cela, il faut agir à la fois de façon offensive par une stratégie de développement fondé sur l’investissement et l’entrepreneuriat, et de façon défensive en prenant en compte les enjeux de sécurité économique, et donc la protection des intérêts stratégiques du pays (technologies critiques, compétences clés, entreprises et laboratoires présents dans des activités de souveraineté, etc). Par exemple, les grands programmes technologiques qui ont débouché sur des avantages comparatifs mondiaux pour la France dans l’espace, l’aéronautique ou encore l’énergie, sont la résultante d’une action dynamique inscrite dans la durée. De même quand les pouvoirs publics (de droite comme de gauche), décident de sauver Renault dans les années 80, Air France dans les années 90, ou encore Alstom dans les années 2000, et d’ailleurs avec succès, c’est parce qu’ils ont considéré que la faillite de groupes aussi importants en termes de savoir-faire, d’emplois, de localisation dans les territoires et d’effets d’entraînement sur le tissu d’entreprises, pouvaient avoir des répercussions considérables sur l’économie du pays. Tous les pays développés ont d’ailleurs ces deux volets défensif et offensif d’une stratégie globale.
Ni protectionnisme doctrinaire, ni extraversion de l’économie, mais ouverture maîtrisée. Etats-Unis, Japon, Allemagne pour ne retenir que les trois principaux pays industrialisés, sont par exemple souvent intervenus pour stopper une OPA d’un groupe étranger qu’ils jugeaient négatifs pour les intérêts respectifs. Quant à la Chine, nouvelle grande puissance industrielle, elle sait aussi très bien défendre ses intérêts économiques, tout en étant très offensive sur les marchés mondiaux. Donc, ni naïveté, ni dogmatisme. Ni libre-échange généralisé, ni protectionnisme de repli, deux impasses.

Yahoo avait promis la création d'un centre de recherche et développement en France afin de maintenir le centre de gravité de l'entreprise dans l’hexagone. L’interventionnisme systématique de l'Etat pour "protéger" affecte t-il la compétitivité des entreprises françaises ?

Frédéric Fréry : On peut légitimement douter de la promesse de Yahoo! Après tout, ce n'est certainement pas le marché français de la vidéo en ligne qui les intéressait, mais avant tout le marché américain, pour lequel il aurait été plus pertinent de s'implanter dans la Silicon Valley. Une fois que 100% de la PME Dailymotion (200 salariés) auraient appartenu au groupe californien, il l'aurait vraisemblablement intégrée à ses équipes. Plus largement, la France a la réputation d'être un pays difficile pour les investisseurs étrangers. Bien sûr, notre population est globalement bien formée, nos infrastructures sont remarquables et notre art de vivre fait des envieux. Cependant, notre fiscalité est lourde et instable, nos réglementations sont abstruses, et notre État considérable n'abandonne jamais ses vieux réflexes colbertistes. De fait, au moins pour les Américains, cette affaire Dailymotion va encore alimenter notre image de pays bizarrement exotique, vaguement communiste, autant passionné d'égalité que jaloux de sa différence. Tout cela fait un peu désordre alors qu'à Pékin la semaine dernière encore le président de la République invitait les Chinois à investir en France.

Jean-Louis Levet : Il n’y a pas et il ne doit pas avoir de la part de l’Etat « un interventionnisme systématique », car c’est le contraire même d’une stratégie économique et industrielle qui consiste à faire des choix et à les inscrire dans la durée.
Maintenant, dans une période de transition très difficile telle que celle que la France et l’Europe vivent en ce moment, pour ne pas avoir su anticiper il y a au moins deux décennies, la gigantesque transformation à l’œuvre (révolution industrielle, émergence de la puissance asiatique, évolution radicale de nos modes de consommation, etc), l’attention portée à la situation économique et financière des entreprises est nécessairement plus forte, tant le seul accompagnement social des suppressions d’effectifs n’est une solution. En ce sens, le pacte de compétitivité gouvernemental et l’accord national interprofessionnel signé par plusieurs partenaires sociaux en janvier dernier constituent deux points positifs.

Le protectionnisme est souvent présenter comme un moyen de protéger les actifs intangibles français, comme le savoir-faire ou la recherche et développement. Qu'en est-il réellement ?

Frédéric Fréry : Il est souhaitable que de temps à autre, au nom de l'indépendance nationale, l'intervention des services de l'État permette de sécuriser le contrôle de technologies sensibles, que ce soit dans l'armement, la cryptographie ou l'énergie. Après tout, les Américains font exactement la même chose. Cependant, Dailymotion n'entre pas dans ce cas de figure. La diffusion de vidéos en ligne est une activité éminemment respectable, mais elle a peu de conséquences sur l'indépendance militaire de la France. Le problème est plutôt celui de l'exemple donné. En s'opposant à la vente à Yahoo!, le gouvernement ferme une porte de sortie idéale pour la plupart des start-up Internet. Quels capital-risqueurs seront désormais disposés à investir dans de nouveaux Dailymotion français, s'ils savent par avance - dans le cas où l'État fera partie des actionnaires - qu'il leur sera interdit de réaliser leur investissement de la manière la plus lucrative qui soit, en vendant à un Google ou à un Yahoo! ? Facebook a racheté Instagram pour un milliard de dollars, eBay a racheté Skype pour 2,5 milliards. Qui rachètera Dailymotion et ses successeurs si le nationalisme s'en mêle ? Dans ces conditions, ces futurs start-ups pourront-elles seulement exister ? En contraignant le commerce, le protectionnisme nuit nécessairement à l'innovation : il bride ses ambitions et raréfie ses ressources.
Jean-Louis Levet : Se protéger, ne signifie pas se protéger contre ses propres défaillances ! Le processus de désindustrialisation de notre pays qui est à l’œuvre depuis plusieurs décennies, trouve ses causes dans notre déficit stratégique et notre choix implicite d’une économie sans industrie à partir du milieu des années 80 et non pas chez les «  méchants » allemands ou les « méchants » chinois ou encore chez « le plombier polonais ». Plus l’on s’affaiblit en innovation, en variété de produits et de services, en différenciation sur les marchés, plus nous devenons vulnérables dans la concurrence mondiale, coincés entre la qualité des produits allemands et les dynamiques des pays émergents. D’où un taux de chômage structurel qui ne cesse de croître en tendance depuis le milieu des années 70 (de 2 à 9%).
En France, l’Etat actionnaire par exemple est présent dans des groupes considérés comme stratégiques : certaines concernés par la Défense nationale, d’autres pour leurs maîtrise de technologies indispensables pour le développement industriel du pays, d’autres encore pour leur rôle dans la politique énergétique du pays. Dans le contexte d’affrontement économique mondial où non seulement les entreprises sont en concurrence, mais aussi les Etats, les participations de l’Etat dans des groupes tels que Safran, Thales, EADS, Areva, EDF, GDF/Suez, ou encore France Télécom ou Air France/KLM sont nécessaires. De même les grands centres de recherche publics (CEA, INRA, INRIA, etc) constituent des atouts clés de notre futur et un facteur d’attractivité puissant pour des entreprises étrangères. A la condition de multiplier les liens entre recherche publique et recherche privée, ce qui est par exemple l’un des objectifs du Programme d’Investissements d’avenir doté de 35 milliards d’euros et lancé en 2010 (de l’ordre de 28 milliards ont d’ores et déjà été affectés  à des projets).

Outre-Atlantique, un Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) est chargé d'évaluer les propositions d'acquisition des entreprises américaines par des groupes étrangers rôle accaparé en France par les politiques. Faisons-nous figure d'exception en matière de protectionnisme et nationalisme industriel ? En quoi le protectionnisme industriel français diverge-t-il de celui de ses voisins ?

Frédéric Fréry : La plupart des pays sont soucieux de protéger leurs intérêts économiques. Les américains ont ainsi empêché les Chinois de racheter plusieurs de leurs champions nationaux (dont le fabricant d'électroménager Maytag), mais pas tous (à l'image des PC d'IBM, vendus à Lenovo). Les Chinois sont encore plus scrupuleux, au point d'imposer aux investisseurs étrangers de constituer des coentreprises avec des partenaires locaux, approche que suivent également les Brésiliens, notamment dans le pétrole. Comme toujours, les Britanniques se montrent plus pragmatiques et n'hésitent pas à céder leurs gloires historiques (Jaguar, Harrod's, Mini, etc.) à condition que cela nourrisse leur prospérité. La spécificité française réside certainement, comme toujours, dans notre étrangeté nationale, faite d'universalisme contrarié et de centralisme bureaucratique. Le volontarisme économique de l'État a montré son efficacité dans les trente glorieuses, lorsqu'il construisait la grandeur de la France sur les marchés mondiaux. Le Concorde, le programme électronucléaire et le Minitel, avec tous leurs défauts, figurent parmi les gloires de cet interventionnisme à la française. Désormais, comme l'indique le portefeuille d'Arnaud Montebourg, il ne s'agit plus de construire, mais de redresser, comme si notre seul avenir était dans la résurgence de notre passé. L'innovation est faite d'audaces et de dissidences. Elle est autant destruction que création. Pour un État avant tout soucieux de préserver les acquis, l'innovation a-t-elle encore sa place ?

Jean-Louis Levet : Non, nous en avons parlé précédemment : tous les Etats ont des pratiques défensives à l’égard de leur tissu productif. Toujours avec beaucoup de pragmatisme. Quand les Etats-Unis dans les années 90 constatent la montée en puissance d’Airbus face à Boeing, les autorités américaines de la concurrence laissent faire la fusion des deux opérateurs américains Boeing et de McDonnell-Douglas. En 2006, la majorité républicaine dépose au Congrès un projet de loi visant à interdire de fait le rachat de six ports américains par une entreprise de DubaÏ. Il reste que l’exemple américain que vous citez dans votre question montre que la France gagnerait sûrement à approfondir son analyse de ses points forts et de ses points faibles (par exemple connaître les PME maîtrisant des technologies critiques et aisément opéables), et à s’organiser de façon plus coordonnée dans ce domaine clé de la sécurité économique. Il est toujours préférable d’anticiper que de réagir sous la contrainte.
Si l’aspect défensif doit être pris en compte, le défi central pour notre économie (et pour l’Europe) est de stopper l’affaiblissement de son potentiel économique par une relance puissante et durable de l’investissement. 


Dailymotion: Montebourg parle de la "santé" de... par LePoint

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