"En érigeant des barrières contre l'étranger, on oublie que ce même étranger prendra des mesures de rétorsion symétriques." Crédit Reuters
Atlantico : Alors que Yahoo souhaitait acquérir 75% du capital du français Dailymotion, l'un des leaders de la vidéo en ligne, pour près de 300 millions de dollars, l'entreprise américaine aurait renoncé suite à un refus d'Arnaud Montebourg qui ne souhaitait pas voir la start-up française passer sous giron américain. Plus largement, et au délà du cas Dailymotion, quel bilan pouvons-nous tirer du "nationalisme et protectionnisme industriel" français qui consiste à vouloir protéger des entreprises entières, au détriments des mécanismes de marché ?
Frédéric Fréry : On peut comprendre que l’État actionnaire cherche à préserver ses intérêts. Dans
le cas de Dailymotion, Arnaud Montebourg a évoqué la nécessité
stratégique de conserver des entreprises capables de rivaliser avec les
champions américains de l'Internet : "L’UE
est en train d’organiser la riposte pour la protection des données
informatiques personnelles dans la bataille numérique mondiale." Reste que le protectionnisme, qu'il soit commercial ou industriel, est toujours une solution à courte vue. En érigeant des barrières contre l'étranger, on oublie que ce même étranger prendra des mesures de rétorsion symétriques.
Or, Renault n'existerait certainement plus aujourd'hui si le
gouvernement japonais s'était opposé au rachat de Nissan et le
gouvernement roumain à celui de Dacia. Où serait Air France si le
gouvernement néerlandais avait bloqué la fusion avec KLM ? Que
resterait-il de notre industrie aéronautique si le gouvernement allemand
avait bloqué la création d'EADS ? Pour reprendre la terminologie
militaire du Ministre, souvenons-nous que la France a trop cher
payé sa stratégie de la ligne Maginot pour s'enferrer à présent derrière
une ligne Montebourg.
Jean-Louis Levet : Il
nous faut pour cela tirer brièvement les leçons de l’Histoire moderne
des Nations dans le domaine économique. Quatre types d’attitudes peuvent
caractériser la politique d’un pays :
- le repli sur soi, qui entraîne une régression lente ;
- Le laisser-faire qui revient à un abandon de toute volonté politique et économique,
- la recherche de l’hégémonie qui consiste à dominer dans tous les domaines y compris celui des valeurs,
- l’insertion maîtrisée dans la mondialisation : cette quatrième attitude est la plus adaptée à la mondialisation car elle impose une compréhension des réalités économiques, afin de chercher à en devenir un élément actif. C’est le comportement, à des degrés divers par exemple des pays d’Europe du Nord, de l’Allemagne, de la Corée du Sud, d’Israël, de certains pays émergents comme le Brésil ou l’Afrique du Sud. C’est aussi le choix que doit faire la France. Certes la France est une puissance moyenne, mais il y a une grande différence entre une puissance moyenne passive et une puissance moyenne active et créatrice : la liberté de ses choix.
Pour
cela, il faut agir à la fois de façon offensive par une stratégie de
développement fondé sur l’investissement et l’entrepreneuriat, et de
façon défensive en prenant en compte les enjeux de sécurité économique,
et donc la protection des intérêts stratégiques du pays (technologies
critiques, compétences clés, entreprises et laboratoires présents dans
des activités de souveraineté, etc). Par exemple, les grands
programmes technologiques qui ont débouché sur des avantages comparatifs
mondiaux pour la France dans l’espace, l’aéronautique ou encore
l’énergie, sont la résultante d’une action dynamique inscrite dans la
durée. De même quand les pouvoirs publics (de droite comme de gauche),
décident de sauver Renault dans les années 80, Air France dans les
années 90, ou encore Alstom dans les années 2000, et d’ailleurs avec
succès, c’est parce qu’ils ont considéré que la faillite de groupes
aussi importants en termes de savoir-faire, d’emplois, de localisation
dans les territoires et d’effets d’entraînement sur le tissu
d’entreprises, pouvaient avoir des répercussions considérables sur
l’économie du pays. Tous les pays développés ont d’ailleurs ces deux
volets défensif et offensif d’une stratégie globale.
Ni protectionnisme doctrinaire, ni extraversion de l’économie, mais ouverture maîtrisée.
Etats-Unis, Japon, Allemagne pour ne retenir que les trois principaux
pays industrialisés, sont par exemple souvent intervenus pour stopper
une OPA d’un groupe étranger qu’ils jugeaient négatifs pour les intérêts
respectifs. Quant à la Chine, nouvelle grande puissance industrielle,
elle sait aussi très bien défendre ses intérêts économiques, tout en
étant très offensive sur les marchés mondiaux. Donc, ni naïveté, ni
dogmatisme. Ni libre-échange généralisé, ni protectionnisme de repli,
deux impasses.
Yahoo avait promis la création d'un centre de recherche et développement en France afin de maintenir le centre de gravité de l'entreprise dans l’hexagone. L’interventionnisme systématique de l'Etat pour "protéger" affecte t-il la compétitivité des entreprises françaises ?
Frédéric Fréry : On
peut légitimement douter de la promesse de Yahoo! Après tout, ce n'est
certainement pas le marché français de la vidéo en ligne qui les
intéressait, mais avant tout le marché américain, pour lequel il aurait
été plus pertinent de s'implanter dans la Silicon Valley. Une
fois que 100% de la PME Dailymotion (200 salariés) auraient appartenu au
groupe californien, il l'aurait vraisemblablement intégrée à ses
équipes. Plus largement, la France a la réputation d'être un
pays difficile pour les investisseurs étrangers. Bien sûr, notre
population est globalement bien formée, nos infrastructures sont
remarquables et notre art de vivre fait des envieux. Cependant, notre
fiscalité est lourde et instable, nos réglementations sont abstruses,
et notre État considérable n'abandonne jamais ses vieux réflexes
colbertistes. De fait, au moins pour les Américains, cette
affaire Dailymotion va encore alimenter notre image de pays bizarrement
exotique, vaguement communiste, autant passionné d'égalité que jaloux de
sa différence. Tout cela fait un peu désordre alors qu'à Pékin la
semaine dernière encore le président de la République invitait les
Chinois à investir en France.
Jean-Louis Levet : Il
n’y a pas et il ne doit pas avoir de la part de l’Etat « un
interventionnisme systématique », car c’est le contraire même d’une
stratégie économique et industrielle qui consiste à faire des choix et à
les inscrire dans la durée.
Maintenant,
dans une période de transition très difficile telle que celle que la
France et l’Europe vivent en ce moment, pour ne pas avoir su anticiper
il y a au moins deux décennies, la gigantesque transformation à l’œuvre
(révolution industrielle, émergence de la puissance asiatique, évolution
radicale de nos modes de consommation, etc), l’attention portée à la
situation économique et financière des entreprises est nécessairement
plus forte, tant le seul accompagnement social des suppressions
d’effectifs n’est une solution. En ce sens, le pacte de compétitivité
gouvernemental et l’accord national interprofessionnel signé par
plusieurs partenaires sociaux en janvier dernier constituent deux points
positifs.
Le protectionnisme est souvent présenter comme un moyen de protéger les actifs intangibles français, comme le savoir-faire ou la recherche et développement. Qu'en est-il réellement ?
Frédéric Fréry : Il
est souhaitable que de temps à autre, au nom de l'indépendance
nationale, l'intervention des services de l'État permette de sécuriser
le contrôle de technologies sensibles, que ce soit dans
l'armement, la cryptographie ou l'énergie. Après tout, les Américains
font exactement la même chose. Cependant, Dailymotion n'entre pas dans ce cas de figure.
La diffusion de vidéos en ligne est une activité éminemment
respectable, mais elle a peu de conséquences sur l'indépendance
militaire de la France. Le problème est plutôt celui de l'exemple donné.
En s'opposant à la vente à Yahoo!, le gouvernement ferme une porte de sortie idéale pour la plupart des start-up Internet. Quels capital-risqueurs
seront désormais disposés à investir dans de nouveaux Dailymotion
français, s'ils savent par avance - dans le cas où l'État fera partie
des actionnaires - qu'il leur sera interdit de réaliser leur
investissement de la manière la plus lucrative qui soit, en vendant à un
Google ou à un Yahoo! ? Facebook a racheté Instagram pour un milliard
de dollars, eBay a racheté Skype pour 2,5 milliards. Qui rachètera
Dailymotion et ses successeurs si le nationalisme s'en mêle ? Dans ces
conditions, ces futurs start-ups pourront-elles seulement exister ? En
contraignant le commerce, le protectionnisme nuit nécessairement à
l'innovation : il bride ses ambitions et raréfie ses ressources.
Jean-Louis Levet : Se
protéger, ne signifie pas se protéger contre ses propres défaillances !
Le processus de désindustrialisation de notre pays qui est à l’œuvre
depuis plusieurs décennies, trouve ses causes dans notre déficit
stratégique et notre choix implicite d’une économie sans industrie à
partir du milieu des années 80 et non pas chez les « méchants »
allemands ou les « méchants » chinois ou encore chez « le plombier
polonais ». Plus l’on s’affaiblit en innovation, en variété de produits
et de services, en différenciation sur les marchés, plus nous devenons
vulnérables dans la concurrence mondiale, coincés entre la qualité des
produits allemands et les dynamiques des pays émergents. D’où un taux de
chômage structurel qui ne cesse de croître en tendance depuis le milieu
des années 70 (de 2 à 9%).
En France,
l’Etat actionnaire par exemple est présent dans des groupes considérés
comme stratégiques : certaines concernés par la Défense nationale,
d’autres pour leurs maîtrise de technologies indispensables pour le
développement industriel du pays, d’autres encore pour leur rôle dans la
politique énergétique du pays. Dans le contexte d’affrontement
économique mondial où non seulement les entreprises sont en concurrence,
mais aussi les Etats, les participations de l’Etat dans des groupes
tels que Safran, Thales, EADS, Areva, EDF, GDF/Suez, ou encore France
Télécom ou Air France/KLM sont nécessaires. De même les grands
centres de recherche publics (CEA, INRA, INRIA, etc) constituent des
atouts clés de notre futur et un facteur d’attractivité puissant pour
des entreprises étrangères. A la condition de multiplier les liens entre
recherche publique et recherche privée, ce qui est par exemple l’un des
objectifs du Programme d’Investissements d’avenir doté de 35 milliards
d’euros et lancé en 2010 (de l’ordre de 28 milliards ont d’ores et déjà
été affectés à des projets).
Outre-Atlantique, un Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) est chargé d'évaluer les propositions d'acquisition des entreprises américaines par des groupes étrangers rôle accaparé en France par les politiques. Faisons-nous figure d'exception en matière de protectionnisme et nationalisme industriel ? En quoi le protectionnisme industriel français diverge-t-il de celui de ses voisins ?
Frédéric Fréry : La
plupart des pays sont soucieux de protéger leurs intérêts économiques.
Les américains ont ainsi empêché les Chinois de racheter plusieurs de
leurs champions nationaux (dont le fabricant d'électroménager Maytag),
mais pas tous (à l'image des PC d'IBM, vendus à Lenovo). Les
Chinois sont encore plus scrupuleux, au point d'imposer aux
investisseurs étrangers de constituer des coentreprises avec des
partenaires locaux, approche que suivent également les Brésiliens, notamment dans le pétrole. Comme toujours,
les Britanniques se montrent plus pragmatiques et n'hésitent pas à
céder leurs gloires historiques (Jaguar, Harrod's, Mini, etc.) à condition que cela nourrisse leur prospérité. La
spécificité française réside certainement, comme toujours, dans notre
étrangeté nationale, faite d'universalisme contrarié et de centralisme
bureaucratique. Le volontarisme économique de l'État a montré
son efficacité dans les trente glorieuses, lorsqu'il construisait la
grandeur de la France sur les marchés mondiaux. Le Concorde, le
programme électronucléaire et le Minitel, avec tous leurs défauts,
figurent parmi les gloires de cet interventionnisme à la française.
Désormais, comme l'indique le portefeuille d'Arnaud Montebourg,
il ne s'agit plus de construire, mais de redresser, comme si notre seul
avenir était dans la résurgence de notre passé. L'innovation
est faite d'audaces et de dissidences. Elle est autant destruction que
création. Pour un État avant tout soucieux de préserver les acquis,
l'innovation a-t-elle encore sa place ?
Jean-Louis Levet : Non,
nous en avons parlé précédemment : tous les Etats ont des pratiques
défensives à l’égard de leur tissu productif. Toujours avec beaucoup de
pragmatisme. Quand les Etats-Unis dans les années 90 constatent la
montée en puissance d’Airbus face à Boeing, les autorités américaines de
la concurrence laissent faire la fusion des deux opérateurs américains
Boeing et de McDonnell-Douglas. En 2006, la majorité républicaine dépose
au Congrès un projet de loi visant à interdire de fait le rachat de six
ports américains par une entreprise de DubaÏ. Il reste que l’exemple
américain que vous citez dans votre question montre que la France
gagnerait sûrement à approfondir son analyse de ses points forts et de
ses points faibles (par exemple connaître les PME maîtrisant des
technologies critiques et aisément opéables), et à s’organiser de façon
plus coordonnée dans ce domaine clé de la sécurité économique. Il est
toujours préférable d’anticiper que de réagir sous la contrainte.
Si
l’aspect défensif doit être pris en compte, le défi central pour notre
économie (et pour l’Europe) est de stopper l’affaiblissement de son
potentiel économique par une relance puissante et durable de
l’investissement.
Dailymotion: Montebourg parle de la "santé" de... par LePoint
Dailymotion: Montebourg parle de la "santé" de... par LePoint
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