La cinquième édition du DSM, bible des psychiatres américains, sort la semaine prochaine aux Etats-Unis. Un manuel dangereux pour certains cliniciens, qui appellent au boycott.
Le
prochain volume du DSM sera dévoilé lors du congrès annuel de
l'American Psychiatric Association (APA), qui se tiendra à San Francisco
du 18 au 22 mai. - Photo Sam Hodgson/NYT-REDUX-REA
Rarement
livre aura été plus attendu au tournant, plus commenté et critiqué
avant même sa parution, prévue pour la semaine prochaine. Les passions
déchaînées au cours de son long processus de maturation - il est le
fruit du travail de plus de 160 experts réunis en quasi-conclave depuis
2007 - sont à la mesure des enjeux. Cette pomme de discorde a pour nom
« DSM-V ». « DSM » pour Diagnostic and Statistical Manual of mental
disorders, et « V » pour indiquer qu'il s'agit de la cinquième édition
de cet ouvrage paru pour la première fois en 1952 aux Etats-Unis, et
dont la dernière mouture datait de l'an 2000.
Bible
des psychiatres américains, édité par la puissante American Psychiatric
Association (APA), le DSM recense, classe et décrit, à la manière des
traités de botanique d'autrefois, toutes sortes de maladies mentales,
flore inquiétante où se rencontrent aussi bien la schizophrénie que la
dépression, l'anorexie mentale, les troubles de la personnalité
(« borderline », antisociale, évitante…) et une myriade de curiosités
aux noms énigmatiques comme la trichotillomanie (arrachage compulsif des
cheveux) et désormais - c'est une nouveauté de la version 5 -, la
dermatillomanie (arrachage compulsif de la peau). En tout, autour de
300 « catégories », et autant de pathologies mentales.
A
la veille du congrès annuel de l'APA à San Francisco, du 18 au 22 mai,
où sera enfin dévoilé le DSM-V, une partie de la psychiatrie française
fait flèche de tout bois dans les médias pour appeler au boycott du
fameux manuel de diagnostic. Ce qui peut paraître étonnant, vu que le
DSM ne s'applique pas en France, où c'est la Classification
internationale des maladies (CIM), édictée par l'OMS, qui a seule cours
légal. « La "pensée unique DSM" s'est répandue partout. Avec la CIM-10, qui date de 1992, l'OMS s'est complètement alignée sur le DSM »,
dénonce le psychiatre et psychanalyste Patrick Landman,
président-fondateur du mouvement Stop-DSM. Et d'énumérer tous les
vecteurs de l'influence du manuel américain en France : l'internat de
médecine, où il est à la base de l'enseignement de la psychiatrie, les
revues scientifiques, qui n'acceptent que les articles écrits « dans la langue "DSM" »…
et jusqu'aux préconisations envoyées périodiquement par la Sécurité
sociale aux médecins généralistes pour les sensibiliser à telle ou telle
pathologie, et dont les descriptifs sont calqués sur ceux du DSM.
Psychiatrisation rampante
Mais, à part son hégémonie, que lui reproche-t-on au juste, à ce manuel ? D'être une entreprise « de psychiatrisation rampante de la société, de surmédicalisation des comportements et des émotions », répond Patrick Landman. « Seules
10 % des personnes qui pénètrent dans mon cabinet souffrent de maladies
mentales avérées. Si j'appliquais à la lettre les critères du DSM, ce
taux serait de 100 % », dit-il, avant de résumer le fond du problème par une formule aussi lapidaire que frappante : « La médecine traditionnelle découvre des maladies ; le DSM les invente. »
Moins partisan, le jeune philosophe des
sciences Steeves Demazeux, qui vient de publier « Qu'est-ce que le
DSM ? » (Ithaque, avril 2013), ne nie pas que, « de version en version, il tend à élargir le spectre du pathologique ».
Soit en augmentant le nombre de catégories (on n'en comptait que 180
dans le DSM-II de 1968), soit en élargissant le périmètre de telle ou
telle d'entre elles. Ainsi, le DSM-IV, publié en 1994 et révisé en 2000,
avait-il provoqué un déluge de critiques avec la reconnaissance du
trouble bipolaire chez l'enfant… au grand dam du psychiatre américain
Allen Frances, qui avait pourtant été le maître d'oeuvre de cette 4 e édition
et n'avait pas su se faire entendre ! Estimant avoir créé avec cette
nouvelle catégorie une « fausse épidémie », l'ex-président du comité
d'experts ayant accouché du DSM-IV est devenu l'un des plus farouches
opposants du DSM-V...
Si elle
n'introduit que peu de nouvelles catégories, cette cinquième édition
n'en est pas moins, peut-être plus encore que les précédentes, sous le
feu des critiques. Pour plusieurs raisons. Au début des années 1980, le
DSM-III, qui a marqué une rupture fondamentale avec la clinique
psychiatrique traditionnelle (lire ci-dessous), a eu un effet pervers,
pointé même aux Etats-Unis. Par sa structure même, il encourageait les
psychiatres à rechercher, à côté des syndromes cliniques avérés
(schizophrénie, dépression, etc.), d'éventuels troubles de la
personnalité. En a résulté une montée en flèche de la prévalence desdits
troubles, qui concernent désormais un adulte américain sur dix ! Face à
cette explosion de la « comorbidité » (le fait pour un même patient de
relever de plusieurs catégories à la fois), l'APA, consciente du
problème, a décidé de réagir et annoncé au milieu des années 2000 une
restructuration en profondeur des pages consacrées aux troubles de la
personnalité. Mais les experts n'ont pu s'entendre - certains, tel John
Livesley, ayant même démissionné avec fracas l'an dernier - et, après
bien des tergiversations, la « task force » du DSM-V en est finalement
revenu au statu quo ante.
Ce n'est pas
le seul problème. Parmi les quelques nouvelles catégories introduites
par le DSM-V, certaines paraissent très contestables et ont déjà fait
couler des flots d'encre. Ainsi du trouble explosif de l'humeur
(« disruptive mood dysregulation disorder »), visant les enfants faisant
au moins trois grosses colères par mois. « Ce comportement peut
très bien n'avoir rien de pathologique et n'être qu'une réaction
- normale - à une incohérence éducationnelle, par exemple, argumente Patrick Landman. Le problème, c'est que ce n'est pas neutre d'étiqueter un enfant "malade mental". »
Un autre point d'achoppement concerne la
dépression, pour laquelle les critères ont été assouplis. Jusqu'à
présent, toute personne ayant connu un deuil depuis moins de deux mois
ne pouvait être diagnostiquée dépressive. Ce délai d'exclusion a été
ramené à quinze jours dans le DSM-V. Ce qui va mécaniquement entraîner
une hausse des diagnostics de dépression, et donc des prescriptions
d'antidépresseurs. Mais la France n'a pas eu besoin du DSM pour être la
championne de ces psychotropes, nuance Steeves Demazeux, pour qui ce
manuel est aussi, et peut-être surtout, le reflet de son époque.
Yann Verdo
Et la « Big Pharma » dans tout ça ?
Les liens entre le DSM et l'industrie pharmaceutique sont complexes. Quelques points de repère :
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