Entraînant sa mère, qui l'accompagnait ce jour-là, vers la sortie du magasin, elle a foncé jusqu'à la voiture, s'y est enfermée sans plus dire un mot jusqu'à la nuit tombée. "J'aurais été moins effrayée si quelqu'un m'avait braqué un pistolet sur la tempe", lâche-t-elle. La grande surface a fermé, le parking s'est vidé, Olivia a refusé de bouger. Persuadée, sur le moment, qu'elle était devenue folle.
Olivia Hagimont, égérie des "paniqueurs"
L'épisode s'est reproduit dans le métro, une fois, dix fois, jusqu'à ce qu'Olivia se terre chez elle. Sa carrière d'illustratrice en a pâti, elle a raté des contrats, avant de réussir à mettre des mots sur son état : le trouble panique. Il s'agit d'un dérèglement spectaculaire -et très handicapant- du mécanisme normal permettant de rester attentif au danger.Le problème touche aussi à un degré moindre sa soeur, sa cousine et sa grand-mère, ainsi qu'elle l'a découvert en questionnant sa famille. Mais Olivia, elle, a fait les choses en grand: un passage aux urgences, dix jours d'hôpital psychiatrique. A la sortie, elle a pris des anxiolytiques et entamé une thérapie comportementale pour apprivoiser progressivement ses peurs. Puis elle s'est décidée à raconter ses mésaventures.
Le résultat? Une bande dessinée drôle et distanciée, croquée frénétiquement en seulement quatre jours, Ça n'a pas l'air d'aller du tout! Instructif, son témoignage a convaincu les très sérieuses éditions Odile Jacob, qui l'ont publié.
Aujourd'hui, à 31 ans, Olivia est guérie. C'est-à-dire qu'elle connaît ses fragilités et en tient compte, mais ne laisse plus passer sa chance. "Je suis invitée au Salon du livre pour dédicacer ma BD, confiait-elle la veille de l'événement, avec une pointe d'appréhension. Avant, mon premier réflexe aurait été de chercher un prétexte pour refuser. Plus maintenant. Pourtant je n'en mène pas large, je vais me retrouver entre deux monstres sacrés, Boris Cyrulnik [le célèbre psychiatre] et Yves Coppens [le paléontologue qui a découvert notre ancêtre Lucy]!"
En l'espace d'une année, Olivia est devenue l'égérie des "paniqueurs", une grande confrérie -2 % de la population-, dont les liens se tissent sur Internet. De fait, l'ordinateur tient lieu de fenêtre sur le monde pour ces grands angoissés, dont la majorité souffrent aussi d'agoraphobie, la hantise des lieux publics.
15 à 20% des Français sont anxieux
Les anxieux, au sens large, sont plus nombreux encore: entre 15 et 20 % des Français. Au point que le Dr Christophe André, dont les livres sur le sujet sont tous des best-sellers, parle désormais d'"épidémie". Et le psychiatre de l'hôpital Sainte-Anne, à Paris, d'affiner le diagnostic: "Les parents sont anxieux vis-à-vis de l'éducation de leurs enfants, les enfants le sont pour leur avenir, les personnes âgées, par rapport aux évolutions de la société qui les dépassent, bref, toutes les générations sont touchées."Les chercheurs, eux, estiment que la proportion d'inquiets augmente dans tous les pays occidentaux, et ce depuis... l'après-guerre ! A l'appui de leurs dires, une large étude publiée dans la revue de la Société américaine de psychologie. Elle établit que le niveau d'anxiété chez les étudiants d'une vingtaine d'années n'a cessé de progresser entre 1952 et 1993 aux Etats-Unis. Le constat vaudrait aussi, selon eux, pour la France.
De nouvelles méthodes américaines pour combattre le stress
C'est l'Amérique, d'ailleurs, qui montre la voie vers le mieux-être, en imaginant régulièrement de nouvelles méthodes pour combattre le stress et l'inquiétude. Il en est ainsi des travaux d'un homme visionnaire, Jon Kabat-Zinn, professeur de médecine au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston. Inventeur d'une forme laïque de méditation, la "pleine conscience", il continue, à 68 ans, d'inspirer les citoyens et les thérapeutes du monde entier.Christophe André s'en recommande. Ses idées, par un heureux brassage avec celles d'autres penseurs, nourrissent des échanges féconds entre spécialistes de l'anxiété, parmi lesquels le Dr Dominique Servant, au CHRU de Lille (Nord), Stéphane Roy, psychologue à Bourges (Cher), le Dr Charly Cungi, à Rumilly (Haute-Savoie), ou le Pr Antoine Pelissolo, à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
L'anxiété vécue comme une maladie honteuse
Jamais les anxieux n'ont été si nombreux. Et jamais ils ne se sont tant cachés. A une époque où l'assurance et la performance sont des valeurs suprêmes, l'anxiété ou la timidité sont vécues comme des maladies honteuses. Il suffit d'assister à une réunion de Médiagora, un groupe d'entraide inspiré des Alcooliques anonymes, pour s'en rendre compte. "La plupart d'entre nous ne divulguons rien de nos difficultés à nos collègues de travail, certains les taisent même à leur famille, constate François Delorme, le président de l'antenne parisienne. Les hommes, plus encore, car ils considèrent leurs réactions comme une faiblesse, un manque de virilité." D'ailleurs, si cet "hypersensible" consent à donner son nom, c'est seulement parce qu'il a un "paquet d'homonymes" avec lesquels on pourra le confondre.Autre contexte, autre rencontre, mais toujours ce souci de l'anonymat: voilà huit ans que Michel (son prénom a été changé), 55 ans, chercheur en physique, consulte à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris. La peur le taraude quand il présente ses expériences d'électronique dans les congrès scientifiques, mais il la maîtrise au prix d'un violent effort sur lui-même. "Si j'avouais à mes confrères que je ne me sens pas à l'aise en public, je serais aussitôt marginalisé dans mon institution, prévoit-il. Ils se diraient: "Michel ne saura pas diriger une équipe, ni défendre un projet..." Alors je donne le change, plutôt bien, je crois. Seule ma compagne est au courant."
Gad Elmaleh, ex-"gars angoissé"
Qui, parmi les célébrités, s'assume comme grand inquiet? Bien peu. Le chanteur George Michael, l'ancien leader de Wham, vient d'expliquer à ses fans que l'angoisse ne lui laissait plus de répit, un an après la pneumonie qui a manqué le tuer. La star britannique n'avait pas vraiment le choix, obligée de se justifier publiquement après avoir annulé sa dernière tournée en Australie. Des artistes confessent parfois leur anxiété chronique au fil d'une interview vérité, mais ils sont rares. Des acteurs comme Benoît Poelvoorde, Yvan Attal et Noémie Lvovsky (la réalisatrice de Camille redouble) s'y sont risqués. Le réalisateur Michel Gondry (L'Ecume des jours), les chanteuses Françoise Hardy et Carla Bruni, aussi. Quant à l'humoriste Gad Elmaleh, il en parlait au passé, dans le magazine Psychologies, en 2010: "Le gars angoissé, c'était mon axe marketing, mais j'en ai changé."Les anxieux, nouveaux invisibles d'une société qui exige de tous la force intérieure? C'est l'hypothèse de Christophe André : "Je reçois des patients que je ne voyais pas en début de carrière, il y a trente ans. Des personnes très bien intégrées, socialement et professionnellement, qui ne laissent rien paraître de leurs souffrances intimes, pourtant extrêmes."
Contrairement à la dépression, l'anxiété n'empêche pas l'adaptation sociale. Dans les entreprises, d'ailleurs, les managers raffolent des collaborateurs anxieux, si soucieux des détails, perfectionnistes, qui vont souvent au-delà de ce qui leur est demandé. Ces troubles n'affectent rien d'autre, au fond, que... la qualité de leur propre vie. Les inquiets sous contrôle connaissent en effet dans la sphère privée des explosions de colère ou de désespoir. Et consultent souvent pour des maladies psychosomatiques.
Celui qui souffre d'anxiété vit ses états d'âme comme une défaillance personnelle. A tort. Il existe, bien sûr, des vulnérabilités propres à chacun, héritées des gènes ou de l'enfance. Mais la vigilance, ou plutôt l'hypervigilance, constitue bien souvent une adaptation logique à l'environnement, porteur d'incertitudes, dans lequel évolue l'homme moderne. On pense, d'emblée, à la crise économique qui secoue la France, à la menace du chômage, bref, à la précarité. L'explication est cependant un peu courte, puisque la montée de l'anxiété date de plusieurs décennies.
Difficulté de s'adapter à un environnement en mutation permanente
Les études disponibles pointent des évolutions de fond qui, conjuguées, créent un sentiment d'insécurité. On ne parle pas ici de la hausse des cambriolages ou des voitures brûlées la nuit du Nouvel An, mais de l'augmentation des divorces, des liens familiaux distendus, de la crise des valeurs, de la valse accélérée des nouveaux modèles de téléphones intelligents. Ainsi, la montée de l'inquiétude chez l'être humain tiendrait moins à des menaces réelles qu'à la difficulté de s'adapter à un environnement en mutation permanente. "Le monde dans lequel nous vivons est meilleur que le précédent par beaucoup d'aspects - moins de guerres, moins de maladies mortelles et le chauffage central, souligne Christophe André. Mais il est plus compliqué, plus instable, on ne sait pas si on travaillera encore dans la même entreprise dans cinq ans, on aura peut-être déménagé, changé de conjoint. La dose d'incertitude est trop importante pour notre cerveau."Il y a plus troublant encore. Selon certains sociologues, l'anxiété tiendrait à la liberté de choix qui s'offre à nos contemporains. Ce serait, d'une certaine façon, le prix à payer pour être enfin maître de son destin, après que les carcans religieux ou institutionnels ont été brisés. Pour Alain Ehrenberg, directeur de recherche au CNRS, ce basculement s'est produit dans les années 1960. "On est passé d'une société traditionnelle où la question qui se posait à chacun était : "Que m'est-il permis de faire ?" à une société valorisant l'autonomie, où la question est : "Suis-je capable de le faire ?" Il ne s'agit plus de libérer l'individu des contraintes qui l'empêchaient de devenir lui-même, mais de le soustraire à la pression des idéaux qui le contraignent à devenir lui-même", explique le sociologue, qui résume l'anxiété, la dépression et le burn-out en une formule frappante : la "fatigue d'être soi". L'homme moderne est libre de choisir son métier, sa bien-aimée et son huile d'olive parmi la vingtaine de marques en rayon. Une chance, à l'évidence. Sauf qu'il se demande d'abord comment faire le bon choix. Puis, après qu'il a tranché : "Est-ce que je ne vais pas le regretter ?"
Phobie scolaire
Cette pression, insidieuse, pour être à la hauteur -puisque chacun est responsable de sa réussite, et donc de ses échecs- pèse tout particulièrement sur la jeune génération. Et se traduit notamment par le phénomène spectaculaire des phobies scolaires, avec des écoliers trop angoissés pour se rendre en cours. Un symptôme qui touche entre 1 et 5 % des élèves.Là encore, il ne faudrait pas croire qu'on a affaire à des enfants à problèmes, comme l'explique le Dr Jean-Marc Benhaiem, spécialiste de l'hypnose, qui applique cette technique aux personnes souffrant d'anxiété chronique, de crises de panique et de phobies. "La phobie scolaire n'est que la réponse normale, d'un enfant normal, à des exigences qui sont folles, analyse le fondateur du centre Hypnosis, à Paris. Qui peut supporter un environnement où il faut faire ses preuves tout le temps, être le meilleur, ne jamais faillir? Trop de pression provoque des conduites d'évitement, avec un enfant qui reste à la maison." Dans certains cas, on peut influer sur le contexte: inscrire l'élève dans un établissement moins strict, ou bien ouvrir les yeux des parents, pour qu'ils placent la barre moins haut. Dans d'autres, il faut tâtonner et s'armer de patience.
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