dimanche 7 avril 2013

Une énigme de la conscience La mauvaise foi selon Sartre

Peut-on se mentir à soi-même ?
Couramment, on dit de mauvaise foi celui qui, par amour-propre ou par intérêt, s'obstine contre toute évidence à soutenir qu'il a raison, alors qu'il sait pertinemment qu'il a tort. Sourd à l'argumentation rationnelle, il échafaude de fausses bonnes raisons, s'enfermant dans un système de défense absurde. Dans ce jeu du vrai et du faux, l'homme de mauvaise foi ne trompe personne, surtout pas lui-même.
Lorsque Sartre parle de « mauvaise foi » l'analyse est beaucoup plus complexe. Il explore sous ce terme les zones confuses dans lesquelles la conscience réussit à s'obscurcir elle-même, où, à la fois mystificatrice et mystifiée, elle parvient à se rendre dupe de son propre mensonge. De ces moments crépusculaires on ne peut trouver meilleure illustration que celle de l'émotion avec sa cohorte de désordres organiques : tremblements, pâleur, rougeur, cris, larmes, rires, évanouissement, autant de manifestations de ce que l'on peut considérer comme une désorganisation de notre conduite provoquée par un choc trop difficile à supporter[1]. Mais Sartre ne s'en tient pas à cette analyse. Il y a sans doute dans l'émotion le retentissement d'une confrontation déstabilisante avec le réel, mais l'essentiel n'est pas là. « On ne peut comprendre l'émotion que si l'on y recherche une signification[2]. » L'émotion n'est pas une désorganisation, elle est une conduite, la conduite la moins mauvaise possible face à une situation de stress, elle est donc en quelque sorte adaptation et non désadaptation. La crise de larmes du candidat (ou de la candidate) harcelé par un examinateur implacable[3] est la bien venue pour mettre fin à une situation intenable ; on ne parle pas du PIB des USA ou de la mort de Louis XVI à quelqu'un qui est écroulé sur sa table, secoué par les sanglots. Il ne reste plus à l'examinateur bourreau qu'à ranger ses questions et sortir ses kleenex. À moins que lui aussi, incapable de gérer la situation, ne s'en tire par une crise de colère ! Et quand l'enjeu est encore plus grave, quand par exemple « je vois venir vers moi une bête féroce[4], mes jambes se dérobent sous moi, mon cœur bat plus faiblement, je pâlis, je tombe, je m'évanouis[5]. »
Dans un cas comme dans l'autre, la crise de larmes ou l'évanouissement, la situation insupportable s'annule, la conscience n'est plus confrontée à l'urgence de la menace, et, même si à long terme on peut considérer que ce n'est pas une bonne solution, dans l'urgence c'est le seul moyen pour s'échapper. Quand la conduite immédiatement adaptée n'est pas possible (répondre à la question de l'examinateur éviter la bête féroce), l'émotion supprime ce que l'instant présent a d'insupportable. « Faute de pouvoir éviter le danger par les voies normales et les enchaînements déterministes je l'ai nié […] et par le fait, je l'ai anéanti autant qu'il était en mon pouvoir[6] », y compris dans les situations extrêmes, en anéantissant la conscience elle-même pour anéantir la conscience du danger.
Ainsi l'émotion est un acte, une conduite dans laquelle la conscience s'engage pour résoudre par la magie une situation techniquement insoluble. Agir techniquement sur le monde suppose que l'on puisse le transformer matériellement en jouant sur les réseaux de causalité. L'action magique au contraire n'agit pas directement sur le monde mais sur sa représentation. Tel est le pouvoir de l'émotion : dans l'émotion, écrit Sartre « je change mon rapport au monde pour que le monde change ses qualités[7] ». Par la manifestation de l'émotion je me fais pitoyable, attendrissant, malade, et ainsi je contrains l'autre à être apitoyé, attendri, à prendre soin de moi, au lieu d'être hostile ou agressif. Sans agir directement sur le monde, je l'ai transformé, un peu dit encore Sartre comme une conduite de dégoût peut rendre à mes yeux objectivement « trop verts » les raisins que d'abord je désirais et que je ne peux atteindre.
L'émotion est donc bien un choix de la conscience, mais un choix qu'à aucun moment elle ne pose comme tel. Pour que l'émotion soit réelle et non jouée, pour qu'elle soit sérieuse, il faut que la conscience s'y laisse prendre, qu'elle ne la perçoive pas comme un acte volontaire issu d'un calcul, d'une feinte. L'émotion n'est vécue comme émotion que si nous y croyons, sinon il ne s'agirait que d'un jeu, d'un mime comparable à celui de l'acteur qui simule la peur, la douleur ou la joie, sans les ressentir. « Si l'émotion est un jeu, c'est un jeu auquel nous croyons[8] », l'émotion est subie, nous ne la décidons pas. « Elle surprend, elle se développe selon des lois propres et sans que notre spontanéité consciente puisse modifier son cours d'une façon très appréciable[9]. » Je n'ai pas décidé de m'évanouir, je n'ai pas décidé d'éclater en larmes, cela m'a submergé sans que je sache comment et je n'en suis pas responsable.
Là est toute la difficulté de cette première approche de l'émotion : comme peut-elle être à la fois une conduite dans laquelle la conscience transforme la situation en lui donnant un sens nouveau et un bouleversement qu'elle subit sans pouvoir le contrôler ? C'est dans cet entre-deux que Sartre situe la mauvaise foi. L'émotion est une conduite de mauvaise foi car par elle nous parvenons à nous dissimuler la responsabilité de notre conduite, nous nous constituons en victime innocente d'une force venue du plus profond de notre corps sur laquelle nous nous déclarons impuissant. Reste à expliquer cette énigme : comment pouvons nous croire à la sincérité d'une émotion que nous avons pourtant choisie, comment la conscience peut-elle à la fois vouloir et ne pas vouloir, savoir et ne pas savoir, autrement dit comment pouvons nous nous mentir à nous-mêmes, comment pouvons nous nous dissimuler à nous-mêmes nos propres intentions ?
Une fausse bonne solution : l'inconscient psychanalytique
La réponse la plus simple à cette question semble être celle de la psychanalyse. Pour mentir, pour tromper, il faut être deux : le trompeur et le trompé ; l'auto mystification est impossible au sein d'une seule et même personne ; pour en rendre compte il faut donc supposer une division profonde, une cloison étanche à l'intérieur même de soi. « Telle est la prémisse fondamentale de la psychanalyse : la division du psychisme entre psychisme conscient et psychisme inconscient[10]. » L'hystérique est un très bon exemple de ce mensonge qui se piège lui-même. Incapable d'accepter son désir, l'hystérique est malade pour ne pas reconnaître ce désir. Le symptôme vaut symboliquement pour le désir interdit. « Cette femme a la phobie des lauriers. Voit-elle un massif de lauriers, elle s'évanouit. Le psychanalyste découvre dans son enfance un pénible incident sexuel lié à un buisson de laurier. Que sera donc ici l'émotion ? Un phénomène de refus, de censure. Non pas de refus du laurier. Un refus de revivre le souvenir lié au laurier. L'émotion est ici une fuite devant la révélation à se faire[11]. » Mais de cette transposition l'hystérique n'est pas conscient. C'est le sombre travail de l'inconscient qui construit cette métaphore du désir qu'est le symptôme, et le sujet est innocent, piégé par ce travail qui se passe en lui sans lui. Le symptôme est un mensonge, il masque la réalité du désir, mais c'est un mensonge dont le sujet est victime, l'hystérique n'est pas un simulateur, il est réellement malade. Tout se passe bien entre soi et soi-même, mais il y a un décalage, le soi qui ment n'est pas celui qui est trompé. C'est le soi inconscient qui trompe et le soi conscient qui est trompé. La théorie psychanalytique rend ainsi parfaitement compte du caractère subi de l'émotion, tout en lui reconnaissant une finalité.
Mais, à y regarder de plus près, la solution n'est pas aussi satisfaisante qu'on pourrait le penser. Quel est en effet cet inconscient trompeur ? Pour qu'il y ait mensonge, il faut qu'il y ait intention de tromper et discernement du vrai et du faux ; comment l'inconscient qui par définition n'a pas conscience de sa propre activité en serait-il capable ? Comment expliquer en effet que la censure puisse rejeter et déguiser le désir interdit si elle n'a pas la représentation de ce qui peut être accepté ou rejeté, la représentation de la conformité ou non du désir en cause à cette règle, et la représentation de sa propre activité de refoulement ? Discernement, intention supposent une représentation qui n'est possible que pour une activité consciente. Cette triple exigence implique donc une certaine forme de conscience de soi de la censure, une conscience qui se refuse elle-même comme conscience, c'est-à-dire très exactement une conscience de mauvaise foi.
 Les choses ne sont pas plus claires si on pose le problème en termes de signification. La signification de notre comportement doit pour le psychanalyste être totalement extérieure à ce comportement lui-même, le signifié est totalement coupé du signifiant, le sujet ne peut le connaître par une introspection, aussi perspicace soit-elle, il ne peut être déchiffré que par la mise en œuvre du savoir et des techniques psychanalytiques, en un mot « le fait conscient est par rapport au signifié comme une chose […] s'il en était autrement et si nous avions quelque conscience même implicite de notre véritable désir, nous serions de mauvaise foi[12] », ce qui ne ferait que repousser le problème. Mais demande Sartre « pouvons-nous admettre qu'un fait de conscience puisse être comme une chose par rapport à sa signification, c'est-à-dire la recevoir du dehors comme une qualité extérieure[13] ? »
Signification, représentation, deux caractères indispensables au fonctionnement psychique, dont la psychanalyse est bien incapable de rendre compte car elles n'ont de sens que par et pour une conscience. Or la psychanalyse refuse de voir autre chose dans la conscience qu'un appendice insignifiant « un phénomène secondaire et passif[14] », un « existant du même type qu'une pierre ou qu'une bâche[15] ». Admettre que la conscience puisse porter une signification dont elle ignore tout, admettre une représentation sans sujet, c'est un non-sens. Signification, représentation n'ont de sens que pour une conscience dont il faut comprendre comment et pourquoi elle parvient à se dissimuler à elle-même sa propre activité. Le détour par l'inconscient psychanalytique se révèle infructueux puisque, pour que celui-ci soit compréhensible, il implique qu'on en revienne à la conscience de mauvaise foi. L'énigme reste entière : comment peut-on se mentir à soi-même ? 

La mauvaise foi : une conscience (de) soi
On le voit la critique sartrienne repose sur un postulat incontournable : le primat de la conscience, l'attachement indéfectible à la philosophie du sujet et en fin de compte à l'analyse cartésienne du cogito. Seule la conscience est source de sens, parce que seule elle est constitutive de notre rapport au monde. C'est en elle et en elle seule que l'on doit chercher l'origine du sens. « Nous ne devons pas interroger la conscience du dehors […] mais du dedans, on doit chercher en elle la signification. La conscience, si le cogito doit être possible, est elle-même le fait, la signification et le signifié[16]. »
C'est cette spécificité de la conscience qu'il convient maintenant d'examiner pour résoudre notre énigme. L'analyse phénoménologique, telle que Sartre l'emprunte à Husserl, donne les éléments de la solution. Elle permet en effet de mettre en évidence les deux caractères essentiels de la conscience qui permettent de comprendre la mauvaise foi : son intentionnalité et son incarnation.
L'intentionnalité de la conscience se résume en une phrase « toute conscience est conscience de quelque chose[17] » : ce qui signifie que toute conscience de soi est en même temps conscience d'autre chose que soi ; on ne peut prendre conscience de soi qu'en prenant conscience d'autre chose que soi, et inversement toute conscience d'autre chose que soi est en même temps conscience de soi. La conscience se constitue toujours sur l'horizon du rapport à son autre[18].
Cela signifie tout d'abord qu'il n'y a pas d'intériorité de la conscience, de face à face solipsiste de soi à soi. La conscience, dit Sartre commentant Husserl, « est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi. […] Si par impossible vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au dehors […] car la conscience n'a pas de "dedans " ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même, et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être comme substance qui la constituent comme conscience[19] ».
Cela signifie ensuite le caractère indissociable de la conscience et du monde. Il n'y a jamais la conscience et le monde, mais la conscience en tant qu'elle vise le monde, et le monde en tant qu'il est visé par la conscience. De même, on l'a dit, qu'il n'y a pas de conscience pure, il n'y a pas le monde en soi, le monde est toujours le monde pour une conscience, même s'il n'est jamais réductible à elle. « La conscience et le monde sont donnés d'un même coup. Extérieur par essence à la conscience, le monde est par essence relatif à elle[20]. » Par cette bipolarité la conscience est toujours « en situation » dans le monde, et le monde prend sens dans le regard de la conscience.
Selon que ce regard se réfléchit sur la conscience ou au contraire s'absorbe dans l'objet, la conscience est positionnelle de soi et non positionnelle de l'objet, ou au contraire positionnelle de l'objet et non positionnelle de soi. La première forme de conscience est la conscience réfléchie, elle prend sa propre activité de conscience pour objet ; la seconde forme est irréfléchie, c'est elle qui permet de rendre compte de la mauvaise foi. Absorbée dans l'objet, la conscience se perd de vue, sans jamais cependant s'anéantir, elle se fait « conscience (de) soi ». Sartre en donne une illustration magistrale dans L'Être et le Néant, lorsqu'il analyse l'attitude de cette jeune femme qui accepte de se rendre à un premier rendez-vous : « Elle sait très bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle ne veut pas en sentir l'urgence. » Alors elle parle, elle s'abandonne au charme délicieusement trouble de la situation, elle est toute à la conversation, « elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime et le respect[21]. » Mais voici que l'homme s'enhardit et lui prend la main, au risque de rompre la délicieuse ambiguïté du moment. Alors comme par hasard la jeune femme s'absorbe dans la conversation, s'échappe vers les sommets du débat intellectuel, se fait tout esprit, « elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale[22]» au point qu'elle ne semble pas s'apercevoir de ce qui vient de se passer, elle est ailleurs, sa main dans la main de l'homme n'existe pas, elle n'est plus qu'une chose sans importance, comme n'importe quel objet : « Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante – une chose[23]. » Cette femme est de mauvaise foi, elle n'ignore pas le désir de son partenaire, mais elle le tient à distance, le rend banal et insignifiant, le réduit à n'être qu'un fait parmi d'autres, à le faire exister sur le mode de l'en-soi, comme ce briquet ou ce cendrier posés sur la table, afin de le dépasser, de le transcender en se projetant vers un ailleurs, se perdant dans des considérations philosophiques sur la vie autrement plus importantes, affirmant sa capacité à apparaître non comme objet de désir mais comme personne tout entière dédiée à la profondeur de l'échange d'idées avec son partenaire. Telle est la mauvaise foi, trouble jeu sur la dualité de la conscience : facticité (matérialité du fait) et transcendance (pouvoir de le dépasser). « Il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon que l'on puisse dans l'instant où on saisit l'une se trouver brutalement en face de l'autre. » C'est cette conscience (de) soi qui permet de rendre compte de l'émotion. La conscience émue n'est pas une conscience positionnelle de soi, elle n'est pas réfléchie, elle s'oublie elle-même pour être tout entière dominée, absorbée par l'objet terrifiant, ou la situation angoissante. « La peur n'est pas originellement conscience d'avoir peur, pas plus que la perception de ce livre n'est conscience de percevoir ce livre. La conscience émotionnelle est d'abord irréfléchie, et sur ce plan elle ne peut être conscience d'elle-même que sur le mode non positionnel. La conscience émotionnelle est d'abord conscience du monde[24]. »
Mais nous ne nous laisserions jamais totalement prendre à ce double jeu de la conscience, nous ne parviendrions jamais à y croire vraiment s'il n'y avait le second caractère de la conscience, à savoir son incarnation. Entendons par là que le corps, à l'intersection de l'intériorité et de l'extériorité, est le médiateur de l'être-au-monde de la conscience. S'il n'y a pas de conscience pure, c'est que la conscience s'éveille au monde à travers le corps, elle est d'emblée incarnée et le corps humain est d'emblée corps vécu. Loin d'être une simple machine, il est le lieu où se constituent toutes les modalités des rapports de la conscience et du monde. C'est dans ce rapport au monde vécu corporellement que la conscience constitue le sens qu'elle donne à la situation. La signification n'est pas un pur acte de pensée, elle se constitue dans et par le corps, elle s'inscrit dans les gestes, les sensations, les attitudes de notre corps, tissant avec le monde « un rapport plus vieux que l'intelligence[25] » comme le dit Merleau-Ponty. Je ne suis pas devant mon corps dont je me servirais comme d'un instrument, mon corps n'est pas objet pour ma conscience, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps. « Système de puissances motrices ou perceptives notre corps n'est pas objet pour un “je pense” c'est un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre[26] » écrit encore Merleau-Ponty.
C'est par cette incarnation que la conscience de mauvaise foi se laisse piéger par son propre mensonge. C'est le corps qui donne du sérieux à ce double jeu, qui permet de croire à la comédie qu'on se joue à soi-même. Si la conscience croit à son propre mensonge, c'est parce qu'elle l'inscrit dans le corps, le corps qui est en quelque sorte le garant de la bonne foi du sujet, le corps qui devient le témoin objectif de la sincérité de la conscience. C'est très exactement ce qui se passe dans l'émotion : la crise de nerfs, la crise de larmes, l'évanouissement, sont autant de « preuves » de la sincérité de notre désarroi, autant de masques qui nous permettent de ne pas nous apercevoir que nous désertons, que nous choisissons de résoudre la situation en la fuyant, comme l'hystérique fuit dans la souffrance le désir qu'il devine en lui et contre lequel il se défend. Le corps est l'alibi qui nous disculpe, qui nous empêche de voir la comédie que nous nous jouons, et qui par là même prend l'autre à témoin de notre propre sincérité. Le corps est le moyen incantatoire qui donne crédibilité à une conduite de type magique : « La conscience ne se borne pas à projeter des significations affectives sur le monde qui l'entoure : elle vit le monde nouveau qu'elle vient de constituer […]. Autrement dit la conscience change de corps, ou, si l'on préfère, le corps – en tant que point de vue sur l'univers immédiatement inhérent à la conscience – se met au niveau des conduites. […] Ainsi l'origine de l'émotion c'est une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde. Ce qu'elle ne peut supporter d'une certaine manière, elle essaye de le saisir d'une autre manière, en s'endormant, en se rapprochant des consciences du sommeil, du rêve et de l'hystérie. Et le bouleversement du corps n'est rien d'autre que la croyance vécue de la conscience en tant qu'elle est vue de l'extérieur[27]. »
Le corps est ainsi l'agent de la mauvaise foi, il est comme le rituel incantatoire de cette conduite d'auto envoûtement à laquelle nous croyons, il en est l'indispensable instrument, celui qui donne du sérieux et de la crédibilité à notre conduite, non seulement à nos propres yeux mais aussi, et c'est indispensable, aux yeux des autres. Nous sommes d'autant plus dupes de nous-mêmes que notre corps en témoigne et qu'ainsi les autres en sont dupes. Ainsi le fameux garçon de café dont parle Sartre qui, pour se persuader qu'il est garçon de café, et qu'en tant que tel il n'a pas le choix d'être autre chose que garçon de café, effectue « la danse du garçon de café ». Il joue à être garçon de café dans ses gestes, dans ses attitudes dans ses paroles, il inscrit son statut dans son corps, pour être garçon de café, et se croire déterminé par sa fonction de garçon de café. « Comme s'il n'était pas justement dans mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer[28]. »

La mauvaise foi : une tentative impossible pour être ce que je ne suis pas
Mais pourquoi tant d'efforts pour se dissimuler à soi-même ses propres intentions ? La réponse de Sartre tient là encore à la nature de la conscience : la mauvaise foi est la tentative impossible de la conscience pour se débarrasser de son statut de conscience, tentative impossible parce que dans sa nature même la conscience est liberté, ce qui implique toujours la responsabilité de soi, la nécessité du libre choix de ce que l'on est.
Le statut de la conscience (le pour-soi) n'est jamais le statut de la chose (l'en-soi). Conscient de lui et du monde, l'homme est toujours à distance de ce qu'il est. Alors que la chose est ce qu'elle est et n'est que ce qu'elle est, le pour-soi est toujours transcendance, dépassement, il est au-delà de ce qu'il est. Pour reprendre la formule faussement obscure de Sartre, « il est ce qu'il n'est pas et il n'est pas ce qu'il est[29] ». Il est bien « quelque chose », appartenant au monde il se définit par un ensemble de déterminations qui constituent son être en soi, il est vieux, jeune, malade, garçon de café, père de famille, candidat… Mais il ne se réduit jamais à ce qu'il est, il est toujours au-delà de ce qu'il est, projection dans le possible, transcendance, néantisation. Il n'est pas ce qu'il est parce qu'il ne se laisse enfermer dans aucune situation, dans aucune définition. Qu'un homme jeune, sportif, entreprenant, tombe paralysé, n'est-ce pas pourtant une dramatique diminution de sa liberté ? A-t-il encore le choix de courir, de danser ? Non certes, mais il ne serait pas exact de dire que du fait de cet accident il n'a pas le choix, qu'il est condamné à devenir un « légume ». Le bouquet des choix possibles qui caractérisait sa situation première est maintenant remplacé par un nouveau bouquet de choix : que vais-je faire de cette nouvelle situation ? M'y abandonner ? L'exploiter ? La transformer ? (Cahiers pour une morale, Gallimard, 1983.)

Cette perpétuelle distance dans l'être qu'introduit la conscience fait que jamais nous ne sommes prisonniers d'une situation, nous ne sommes jamais déterminés par elle. Nous échappons à la situation pour lui donner sens et valeur, la juger acceptable ou inacceptable ; et de ce fait les rapports entre la situation et l'acte par lequel nous y répondons ne peuvent jamais être de type cause-effet. Le rapport de notre acte à ce qui l'explique n'est jamais un rapport de causalité, il n'y a pas d'explication en-soi, il n'y a pas de cause déterminante, c'est le choix de notre acte qui fait que sa prétendue cause, par laquelle nous l'expliquerons et souvent l'excuserons, sera effectivement considérée comme cause. Nous choisissons les causes de nos actes en choisissant nos actes. C'est par exemple en choisissant d'être garçon de café et de le rester que celui-ci choisit aussi la dure condition de garçon de café, mais il pourrait très bien échapper à cette condition en décidant de ne plus être garçon de café. « L'homme ne rencontre d'obstacles que dans le champ de sa liberté[30]. » Autrement dit il n'y a pas d'obstacle en soi, pas d'obstacle absolu à notre projet. Je n'échoue que lorsque je décide de ne plus tenter, « ce rocher ne sera pas un obstacle si je veux, coûte que coûte, parvenir au haut de la montagne ; il me découragera au contraire, si j'ai librement fixé des limites à mon désir de faire l'ascension projetée[31] » ; je ne suis vaincu par la situation que lorsque je décide de ne plus me battre : la crise de nerfs ou de larmes ne surviennent qu'au moment où je « craque », où je lâche prise, où je renonce, où je m'avoue vaincu, ce qui est qui est déjà un choix.
Si cela est vrai, cela signifie que nous sommes « sans excuses », que nous ne pouvons jamais nous réfugier derrière quelque déterminisme que ce soit pour nous débarrasser de la responsabilité de nous-mêmes et de nos actes. Nous sommes responsables de ce que nous sommes, de nos échecs comme de nos réussites. « Condamnés à être libres » parce que nous ne pouvons jamais nous dispenser de choisir ; telle est notre seule “nature”, notre seule “essence” : n'être jamais déterminé par quelque nature, par quelque essence que ce soit.
La mauvaise foi apparaît alors comme la tentative impossible pour échapper à la responsabilité de soi. Tentative pour exister sur le mode de la chose, sur le mode de l'en-soi, c'est-à-dire, pour se poser comme déterminé, et donc se poser en victime des circonstances, pouvoir dire « je n'avais pas le choix », « je ne pouvais pas faire autrement », « c'était plus fort que moi », et donc en fin de compte « je n'ai pas voulu cela ». Le candidat aurait bien voulu répondre, mais il a été terrassé par une crise de nerfs (mais n'a-t-il pas choisi d'arriver à l'examen avec une préparation insuffisante ?). Le garçon de café aurait bien voulu se lever tard mais il n'a pas le choix parce qu'il se ferait renvoyer (mais n'a-t-il pas le choix de se faire renvoyer ?), le « jaune » aurait bien voulu faire grève, mais il n'a pas le choix parce qu'il a des emprunts à rembourser (mais n'est ce pas parce qu'il juge plus important son confort personnel que les luttes sociales auxquelles il choisit de ne pas participer ?).
Ainsi parce que notre projet de nous débarrasser de notre liberté est un projet impossible nous sommes effectivement de mauvaise foi. Quelles que soient les raisons que nous invoquons, nous avons toujours su, au fond de nous-mêmes, que c'étaient de mauvaises raisons. L'excès d'explications et de justifications qui accompagnent la mauvaise foi montrent bien, s'il en était besoin, que celui qui s'y abandonne n'a pas tout à fait « la conscience tranquille », et que la tentative de se mentir à soi même n'est jamais tout à fait réussie. Si la conscience (de) soi est une conscience qui s'obscurcit elle-même, elle reste cependant une forme de conscience, elle n'est jamais tout à fait opaque, et s'accompagne d'un malaise. Cela reste vrai, même dans les cas extrêmes de l'hystérie : la femme qui a la phobie des lauriers, ne peut "re"connaître l'origine de sa phobie, que parce qu'elle la connaissait déjà ; sa conscience avait seulement réussi à la mettre à l'écart, à la mettre entre parenthèses, le symptôme est un masque, pas un substitut aveugle. C'est d'ailleurs ce qui fait pour Sartre toute l'ambiguïté de l'explication psychanalytique. Alors que la théorie, « établit des liens transcendants de causalité rigide entre les faits étudiés […] le praticien s'assure des réussites en étudiant surtout les faits de conscience en compréhension, c'est à dire en cherchant en souplesse le rapport intra-conscient entre symbolisation et symbole[32] » ; autrement dit, c'est en mettant entre parenthèses les rigidités théoriques de la psychanalyse que le praticien parvient à un résultat : il étudie « en compréhension » comment la conscience se constitue en symbolisation ; en établissant entre signifiant et signifié un lien interne à la conscience il montre comment et pourquoi la conscience s'engage dans le symptôme. Et dans ce cas, comme le dit encore Sartre : « Dans la mesure où le psychanalyste fait usage de la compréhension pour interpréter la conscience, mieux vaudrait franchement reconnaître que tout ce qui se passe dans la conscience ne peut recevoir son explication que de la conscience elle-même[33]. »

La mauvaise foi est donc une tentative incomplètement réussie pour se masquer à soi-même sa propre responsabilité. Nous ne sommes jamais obscurs à nous-mêmes au point d'ignorer de nous-mêmes l'essentiel, à savoir notre indéfectible liberté. Nous n'existerons jamais sur le mode de l'en-soi et nous le savons, là est la source de la mauvaise foi dont la clé tient dans cette interview de Sartre publiée dans Libération du 26 janvier 1970 : « L'idée que je n'ai jamais cessé de développer, c'est qu'en fin de compte, chacun est toujours responsable de ce qu'on a fait de lui, même s'il ne peut rien faire de plus que d'assumer cette responsabilité. Je crois qu'un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu'on a fait de lui. »
Jacqueline Morne


[1] William James considère que l'émotion en tant que fait psychique n'est rien de plus que la conscience des manifestations physiologiques (je suis triste parce que je pleure). Janet ne se limitera pas à cette conception physiologique de l'émotion, il y verra une conduite, mais une conduite régressive, la chute dans une moindre organisation, une conduite plus fruste ou plus archaïque que la conduite normalement adaptée, un retour au circuit nerveux primitif.
[2] J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, [1939] 1960.
[3] Sartre parle de la patiente de Janet qui veut lui confier son secret, mais éclate en larmes au lieu de parler. L'exemple du candidat est de même nature.
[4] Sartre reprend ici l'exemple célèbre de William James : je vois un lion, je fuis, j'ai peur. Mais on pourrait très bien remplacer la bête féroce peu courante dans nos rues, par une voiture folle ou tout autre exemple plus vraisemblable !
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Freud, Essais de Psychanalyse, Payot, 1936.
[11] J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, [1939] 1960.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] E. Husserl, Méditations cartésiennes (1939), Vrin, 2000.
[18] Il est courant d'opposer sur ce point l'intentionnalité de la phénoménologie au solipsisme cartésien, le doute radical de Descartes conduisant à envisager la possibilité d'existence de la conscience lors même que le monde n'existerait pas : « Voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point […] »
 Mais le seul fait que Descartes pose le doute à partir de la conscience du monde extérieur tend au contraire à prouver qu'au cœur même du doute la pensée reste pensée d'autre chose qu'elle-même. « Pendant que je pensais ainsi que tout était faux », ou encore « De cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses » : c'est dans le mouvement même par lequel Descartes s'interroge sur la réalité du monde extérieur, donc pense le monde extérieur, que la conscience s'affirme, elle ne s'affirme en fin de compte que dans la pensée d'autre chose que soi, même si c'est dans sa négation.
[19] J.-P. Sartre Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité, in Situations I, Gallimard, 1947.
[20] Ibid.
[21] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Première partie, chapitre II « La mauvaise foi », Gallimard, 1943.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, [1939] 1960.
[25] M. Merleau-Ponty, Le Cinéma et la nouvelle psychologie, in Sens et non-sens, Nagel, 1948.
[26] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945.
[27] J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, [1939] 1960.
[28] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Première partie, ch. II, Gallimard, 1943.
[29] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Deuxième partie, ch. I « Les structures immédiates du pour-soi », Gallimard, 1943.
[30] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Quatrième partie, ch. I « Être et faire : la liberté », Gallimard, 1943.
[31] Ibid.
[32] J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, [1939] 1960.
[33] Ibid.

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