dimanche 11 août 2013

Cloud Atlas : "Je suis Spartacus !"


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Cloud Atlas, le récent film d'Andy et Lana Wachowski et de Tom Tykwer, se présente comme un film de SF, et il prête le flanc à la critique tant du fait de sa virtuosité supposée forcée que de la spiritualité New Age qu’il paraît distiller. Quoiqu’il en soit, il s’agit d’une puissante œuvre politique qui, avec vigueur et émotion, dénonce la domination sous toutes ses formes (esclavagisme, sexisme, homophobie, proxénétisme, exploitation économique, cannibalisme) et à toutes les époques de l’histoire humaine sous l’ère du libéralisme entendu de manière étroitement économiste. Ils s’attaquent frontalement à cette doctrine hélas bien connue selon laquelle (pour citer une formule récurrente du film) « les faibles sont la chair que les forts mangent ».

Les trois auteurs ne sont pas avares de citations et de références indiquant dans quelle veine critique ils s’inscrivent, telles celles faites à Soleil Vert de Richard Fleischer (1973) et à Fahrenheit 451 de François Truffaut (1966). Cependant le rapprochement avec le Spartacus de Stanley Kubrick (1960) me semble également s’imposer. D’ailleurs, le film est aujourd’hui conspué par Hollywood comme le fut autrefois celui de Kubrick, et sans doute pour les mêmes raisons – il est bien trop critique pour l’Entertainment dominant. De même que le film de Kubrick dénonçait les valeurs de la société US (l’auteur du roman Howard Fast et le scénariste Dalton Trumbo avaient été condamnés par la commission McCarthy), les trois metteurs en scène de Cloud Atlas se livrent à une critique sévère du capitalisme – dont ils estiment prophétiquement qu’il va mener à leur perte à la fois la planète et ses habitants.
  
Surtout, Cloud Atlas se présente comme une série de tableaux (entrelacés avec virtuosité, tant au plan de la narration et du montage que concernant le jeu des acteurs) de la lutte du bien contre le mal, c’est-à-dire du combat pour la dignité et la liberté humaine contre la volonté de dominer et d’exploiter. Philosophie politique fort simple si l’on veut, mais qui peut dire qu’elle est simpliste, et surtout qu’elle manque aujourd’hui d’actualité ?

Comme  dans le film de Kubrick, il s’agit de montrer que, quoiqu’il en soit de la réussite des processus d’émancipation, ils renaîtront sans cesse, et tant que des hommes et des femmes seront dominés ils se battront pour résister et dans le but de se libérer. Telle est la leçon délivrée par le film à travers les six époques historiques qu’il évoque (du XIXème au XXIIIème siècle), et à travers la « révélation » qu’a eue le personnage martyr de Sonmi-451, la jeune clone qui acquiert une âme.
 
On peut également relever combien la philosophie de l’histoire de Cloud Atlas est (rigoureusement) kantienne et non pas (vaguement) New Age. Qu'est-ce qui en effet connecte subtilement le passé, le présent et le futur ? Qu'est-ce qui, bien plus efficacement que la réincarnation (!), pousse chaque élément de l'humanité à se sentir "lié" l'un à l'autre ? Le film apporte une unique réponse à cette double question : il s'agit du sens qu'a notre bizarre espèce de sa situation spéciale dans le temps et, par suite, de sa dignité qui est toujours à conquérir.
 
En effet, quand bien même chaque homme pourrait être tenté par le mal (soit par la tentation de dominer les faibles quand on est puissant, et telle est une des expression du « mal radical » en l’homme), l’histoire de l’espèce humaine est constituée les efforts de la volonté pratique afin d’instaurer un régime où autrui est considéré comme une fin en soi et non comme un moyen de la jouissance ou pour le profit d’autrui. Cette volonté pratique s’exprime aussi bien par la tendance des opprimés à s’émanciper et à vouloir créer une société humainement décente, que par la bonté surprenante de gens qui n’ont aucun intérêt à porter assistance à leur prochain. Ces deux aspects sont fortement soulignés dans le film. Par suite, ce dernier représente une réflexion approfondie sur la valeur morale de notre espèce, et de ce fait sur sa vocation à la liberté. D’où une certaine impression qu’on visionne une mise en images (spectaculaires et chargées d’émotion) des opuscules kantiens sur l’Histoire !

Ce film peut certes inspirer au spectateur une forte perplexité, voire un désagréable pessimisme. De fait, pour une telle humanité, il n’y aura sans doute jamais de salut. Mais en poursuivant la filiation kantienne, on peut également affirmer qu’il est, du point de vue moral et politique, réellement enthousiasmant. Il met en effet en scène tant la fragilité du destin humain que l’émotion de la libération. 
 
Reprenant la puissante formule mythique du Spartacus de Kubrick, il nous donne envie, spectateurs sensibles au scandale de la domination, de nous écrier à notre tour : « I’m Spartacus ! ».

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