dimanche 12 août 2012

Félicité Herzog, une vie par procuration

Félicité Herzog publie "Un héros" chez Grasset. Félicité Herzog publie "Un héros" chez Grasset. © Jérôme Bonnet/Grasset


"Votre père, c'est un héros ! Un héros !" Félicité Herzog a souvent entendu cette phrase durant son enfance. Maurice Herzog est le premier alpiniste à gravir l'Annapurna - un des sommets de l'Himalaya à 8 000 mètres d'altitude -, avec Louis Lachenal, le 3 juin 1950. Célébré en héros national dans cette France d'après-guerre en quête de prestige, il est ensuite nommé secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports sous de Gaulle, puis élu député.
Que répondre à ces gens en admiration devant un mythe vivant ? Qu'elle ne le connaît pas, qu'il reste une énigme pour elle ? "Ma relation avec lui s'apparentait à un jeu de piste. Nos échanges tenaient, pour l'essentiel, en ces cartons de dix à quinze centimètres", écrit-elle dans ce premier roman. Des cartes postales envoyées de temps en temps, "indice de l'existence de ce père insaisissable". Ses parents divorcent quand elle a sept ans. Son frère et elle se retrouvent livrés à eux-mêmes, dans un univers en apparence "beau, glorieux et privilégié", avec un père absent, coureur de jupons, et une mère plus femme que mère.
Félicité Herzog fait cette confession terrible au sujet de sa naissance : "Voilà, je serai sur terre, vouée à protéger mon frère et assurer, le cas échéant, le rôle de doublure." Et c'est ce qui se passera. Elle sera dans l'ombre de Laurent, ce frère tant aimé, presque vénéré. Le véritable "héros" du livre, qui se révélera de plus en plus colérique, de plus en plus violent, y compris envers elle. Jusqu'à ce que le diagnostic tombe : il est atteint de schizophrénie. Félicité décide alors de vivre par procuration. Elle s'envole pour New York pour travailler dans la finance, comme Laurent l'aurait voulu. Puis un jour, un coup de fil lui apprend le décès brutal de son frère. Dix ans se sont écoulés, Félicité Herzog a pris la plume pour comprendre ce qui s'était passé. Un héros sonne comme une thérapie pour se détacher de ce passé. Pour enfin vivre sa propre vie.


Découvrez un extrait de «Un héros» de Félicité Herzog :

Après la séparation de fait de mes parents, on se voyait occasionnellement lors des fêtes et des vacances. Son emploi du temps ne s’accordait que rarement avec le calendrier scolaire. Son engagement politique, ses nouveaux enfants, sa vie mondaine, les fréquents voyages à l’étranger et son intense vie adultérine concouraient à son éloignement. Ma relation avec lui s’apparentait donc à un jeu de pistes. Une carte postale m’accueillait parfois sur la table quand je rentrais de l’école, indice de l’existence de ce père insaisissable qui s’était déjà envolé vers une autre destination. Toujours le même script : « Ma petite Félicité, je suis à Séoul où je vends des métros. J’espère que tu es sage et que tu travailles bien. Ton Papa qui t’embrasse. » Nos échanges tenaient, pour l’essentiel, en ces cartons de dix centimètres sur quinze.
    A ma surprise, il se signalait parfois et décidait, après d’amers échanges téléphoniques avec ma mère, de m’emmener déjeuner Chez Edgar, le restaurant le plus fréquenté de la classe politique à l’époque, ou chez Lapérouse, où nul enfant n’allait. Un véhicule bleu marine venait me chercher, invariablement avec vingt-cinq minutes de retard que je passais à guetter sur le trottoir. Un lourd rideau corrupteur habillait de discrétion des salles meublées de conciliabules et de maîtres d’hôtel empressés. On entrait dans la salle, instantanément encerclés par une matrone et des serveuses qu’il semblait connaître intimement, au minimum par leur prénom et par leur parcours. Des hommes attablés le hélaient chaleureusement de part et d’autre. Magnifique, il avait l’air conquérant mais apaisé de ceux qui sont revenus de tout : « Maurice » était couvert de gloire. Désorientée, intimidée, j’avais une coupe de cheveux qui me faisait ressembler à un jeune moine maigrichon, le visage déformé par une paire de lunettes d’astigmate. Je portais malgré moi sur mon père le regard d’un vieillard- enfant. « Voilà ma nouvelle petite amie ! », me présentait-il à ses ouailles en riant. Brusquement, une chaleur affluait dans ma poitrine, envahissait mes joues jusqu’à l’extrême pointe de mes oreilles. Ma tête bourdonnait d’incompréhension devant ce trouble inexplicable, absolument incontrôlable. Je cherchais vainement à articuler qu’il n’en était rien. Les mots ne venaient pas devant une situation si équivoque. Puis, le déjeuner passait à écouter religieusement ses prouesses dans le monde politique et dans celui des affaires. Au moment de servir le dessert, une des dames m’offrait un paquet de sucettes Pierrot Gourmand qui me délivrait de ce terrible déjeuner d’adultes, me rendant enfin à mon enfance.
   Le reste de l’année, je ressentais un certain orgueil à me passer de l’attention de mon père illustre, comme on peut se mettre au défi de vivre sur une île déserte. Son comportement et ce que l’on m’en disait, tantes gênées, mère défaite, regards ironiques et silences complices, me démontraient que l’on ne pouvait pas avoir une relation de confiance avec un homme de cet acabit. J’avais donc fini par le rayer de ma carte.
   Peu avant qu’elle ne soit cédée, mon père nous avait rendu une dernière visite dans notre maison blanche qui détonnait dans l’urbanisme haussmannien, une maison longiligne sur deux niveaux située rue Jean Richepin, qu’il avait abandonnée depuis des années et que ma mère s’était résignée à mettre en vente afin de cesser l’ultime illusion maritale. Une sensation d’égarement et de délitement régnait dans nos murs, les gens travaillant dans la maison avaient demandé leur solde de tout compte et certains avaient déjà pris congé, la fille au pair – cette fois allemande – avait fait l’objet d’un rapatriement sanitaire par ses parents, des déménageurs se présentaient chaque jour afin de prendre tel meuble ou tel objet, une fiche à la main pour toute explication, ma mère apparaissait avec hauteur et absence sur le palier de l’escalier. Ce qui constituait le mince maillage de nos vies se défaisait subrepticement. Le rideau tombait sur une comédie amère dont mon frère aîné, Laurent, et moi-même étions les créatures uniques et les spectateurs involontaires.
   Je regardais notre visiteur qui, à présent assis dans un fauteuil à contre-jour dans le salon du rez-de-chaussée, nous parlait. Ou plus exactement parlait seul devant l’absence de nos propos. Les voilages gris absorbaient la lumière de la rue, coupée par la hauteur de la poste dont le bâtiment moderne, érigé rue de la Pompe quelques années auparavant, avait dénaturé le carrefour villageois et porté fatalement une ombre sur notre maison.
   Les cheveux poivrés, la mèche peignée, le teint hâlé, la lèvre supérieure surlignée d’une fine moustache, mon père, à cinquante-cinq ans, ceinturé d’un costume trois pièces et d’une chemise Charvet, incarnait pour nous un être fabuleux. Des yeux de velours, émerveillés par son ascension surhumaine, nimbée de sacrifice. Il avait connu la gloire, toutes les gloires. Au fil de ses succès politiques et mondains, il avait conquis une aisance étourdissante en société et alternait un paternalisme, une verve et des railleries devant lesquelles nous nous tenions cois. J’ai perdu le souvenir des propos. Mais était-ce la musique d’entre ses mots, le jeu de ses mains belles, brunes et mutilées, tapotant impatiemment le coude du fauteuil d’un de ses doigts reprisé comme un bas de laine par les chirurgiens à son retour de l’Annapurna, sa silhouette se levant rapidement pour vérifier la présence d’un livre ancien dans la bibliothèque, tendue vers l’avant, perchée sur les talons qui lui restaient grâce aux chaussures compensées qui lui étaient faites sur mesure ? Ce talent de feindre ne pouvait appartenir qu’aux grands acteurs, ceux qui savent se présenter sous le jour le plus flatteur, régler d’avance l’angle de leur profil, moduler le timbre de leur voix selon l’émotion, livrer une version des faits toujours favorable, capter de manière habile la conversation. Quelque chose en lui n’était pas vrai. Je l’écoutais attentivement, absorbée par son charme, ses fluides, et la constatation me vint simplement à l’esprit qu’il mentait.



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