dimanche 30 mars 2014

Bienvenue dans le monde incertain de la réflexion stratégique

Recentrage, diversification, concentration, alliance, jusqu’où aller trop loin ?
strategie
Mondialisation, troisième révolution industrielle – celle de l’Internet et de l’intelligence collective – forcent brutalement les entreprises à s’interroger sur leur stratégie de création de valeur. De gré ou de force. Les réponses sont plurielles – recentrage sur le “core business”, diversification ou alliances et partenariats – mais surtout peu évidentes pour des managers si sollicités à court terme par les aléas économiques. Le monde n’est certes pas plus incompréhensible qu’au siècle précédent mais il est, en revanche, beaucoup plus rapide. La vitesse avec laquelle de nouveaux acteurs font irruption en concurrents menaçant les business models établis n’a jamais été si forte. Dans certaines activités exonérées de ticket d’entrée, ce que toute entreprise fait aujourd’hui, un nouvel entrant peut le faire demain, mieux. Dans l’urgence, il faut donc adapter les organisations sans faire l’économie d’une véritable réflexion stratégique.
“Pour créer de la valeur, aujourd’hui la règle du jeu reste fondamentalement la même pour le manager : faire gagner son entreprise sur ses marchés. La nouveauté ? Il n’y a plus d’angles morts, plus de zones de confort”, observe Serge Blanchard, Partner d’OC&C Strategy Consultants. Bienvenue donc dans le monde des nouvelles stratégies d’entreprise. Monde de pression 24 heures sur 24 où rien n’est plus pérenne. Ce que toute entreprise fait aujourd’hui, un nouvel entrant pourra demain le faire en mieux. Les stratèges des grands groupes sont donc confrontés à ce double phénomène : la mondialisation et la troisième révolution industrielle – du digital, de l’Internet et de l’intelligence collective. Deux tsunamis suscitant de multiples interrogations. Recentrage sur le cœur du métier ou, au contraire diversification, concentration par croissance externe ou alliance ? Quelle stratégie pour créer de la valeur ? Quels avantages et inconvénients pour chacun de ces mouvements ? Surtout jusqu’où ne pas aller trop loin ?
“Avec ce petit retour de croissance annoncé, nous attaquons une période absolument passionnante du point de vue stratégique”, se réjouit Bruno Berthon, directeur exécutif de l’activité conseil en stratégie chez Accenture.
Mondialisation et 3ème révolution industrielle obligent
Le monde est-il devenu à ce point incompréhensible, qu’il plonge les responsables d’entreprise dans un désarroi désespéré ? Pour Frédéric Fréry, professeur de stratégie à l’ESCP Europe, “les turbulences économiques actuelles ne sont pas plus fortes qu’à d’autres moments de l’histoire”. De tout temps, les entreprises se sont interrogées sur leur stratégie. Des mouvements profonds, irréversibles impactent structurellement les économies. Premier big bang : l’échelle de jeu est plus importante. Mondiale. Opportunité pour les uns : pour devenir leader mondial des équipements plastiques automobiles, Plastic Omnium s’est attaqué au plus grand marché de la planète : la Chine. A partir de 2006. Le groupe y compte aujourd’hui 13 usines et annonce en vouloir 24 d’ici à 2016 ! Menace pour les autres : Alibaba, plus grand site de e-commerce au monde, annonce son entrée à la Bourse de New York où il pourrait lever jusqu’à 15 milliards de dollars, autant que Facebook. “Les géants chinois sortent de chez eux. C’est nouveau. Ces sociétés sont des menaces pour les leaders qui doivent défendre leur prés carrés”, note Serge Blanchard.
Deuxième métamorphose : après le machinisme de la fin du XVIIIe siècle, l’électricité à la fin du XIXe, le monde vit sa troisième révolution industrielle provoquée par le digital, l’Internet et l’intelligence collective. Pour Frédéric Fréry, “ces changements accélèrent les processus et déstabilisent les positions concurrentielles”. Le numérique facilite l’accès à l’information et aux marchés. L’opportunité pour de nouveaux entrants de se positionner sur les marchés est beaucoup plus grande. Sans bienséance, ces nouveaux “barbares” – Google dans la publicité et la presse, Apple dans la musique, le Bon Coin dans les petites annonces, Amazon dans la distribution, etc. – “désintermédient” les acteurs traditionnels. “En fait, la simplification du monde rend les choses beaucoup plus compliquées pour les organisations installées”, résume ce professeur à l’ESCP.
La sécurité trompeuse du recentrage
Les solutions stratégiques peuvent prendre différentes formes : recentrage sur son métier ou son marché, concentration horizontale ou verticale, diversification métier ou géographique voire carrément mutation ou enfin alliance et collaboration. Pour Frédéric Fréry, “la tendance générale, en particulier pour les groupes cotés, est au recentrage”. Les analystes financiers n’ont jamais vraiment plébiscité les entreprises diversifiées. Pour une raison simple, l’évaluation des performances d’un groupe diversifié est complexe, ils préfèrent donc les activités facilement lisibles à cette opacité. Transparence oblige.
Un groupe diversifié peut afficher des résultats très différents en fonction de ses activités. Certaines très rentables, d’autres peu, voire pas. Sous la pression de ses actionnaires, en 2010, le groupe Accor a ainsi vendu son activité de services, notamment Ticket Restaurant, pourtant beaucoup plus rentable que la branche hôtel. Spin off créateur de valeur. Aujourd’hui Vivendi se sépare de sa branche télécoms pour se concentrer sur les médias. Le recentrage est avant tout une forme d’optimisation des coûts et de la profitabilité. “Il est souvent lié à des pressions financières. C’est un choix risqué”, estime Jérôme Barthélemy, professeur de stratégie et management à l’Essec. S’il génère les gains les plus élevés lorsque l’entreprise a choisi le “bon” domaine d’activité, il peut également provoquer les pertes les plus importantes lorsque l’entreprise a choisi le “mauvais”. Est-ce que demain le recentrage de Vivendi sur les médias sera encore pertinent ? “Le jour où l’activité a un problème, vous êtes mort”, résume Frédéric Fréry.
Le pari hasardeux de la diversification
Autre option stratégique : la diversification des risques par celle des métiers est pertinente. Pourquoi ne pas trouver des relais de croissance également ? Les analystes observent qu’en général un degré de diversification raisonnable augmente la performance. Mais gare à la “décote de holding”, entend-on en écho en salles de marchés. Le spectre des conglomérats, hier choyés, aujourd’hui si décriés, rôdent. Un conglomérat “internalise” le marché, les investisseurs n’aiment plus ça. Où alors, mieux vaut être non coté ou partiellement coté comme les groupes Virgin ou Bolloré, présents dans des activités très différentes.
“La diversification reste avant tout un pari”, explique Jérôme Barthélemy. A la fin des années 90, Preussag, spécialiste allemand de l’acier, se métamorphose dans le tourisme et devient TUI, acheteur de Nouvelles Frontières. Manque de chance : quelques années plus tard, la demande pour la sidérurgie s’envole avec la croissance chinoise tandis que le 11 septembre 2001 fait plonger le business du tourisme dans la crise. Magnifique illustration de cygne noir. Alors que certains managers visionnaires osent des options justes. Comme Steve Jobs mais pas comme Michael Dell. Le leader champion du marché des PC a tenté au milieu des années 90 de se diversifier dans l’électronique grand public. Echec. Pour un acteur installé, la diversification reste une manœuvre aussi complexe que risquée. L’enjeu ? Eviter la cannibalisation de son activité initiale tout en étant présent sur un nouveau marché. Complexité et surtout voie étroite du “time to market”. “Aller trop vite, et c’est la profitabilité du core business qui souffre. Trop lent, et c’est se faire déborder par des concurrents”, analyse Bruno Berthon.
Une diversification réussie au départ peut mener jusqu’à la mutation globale à l’arrivée. Kering (ex-PPR) en est un cas emblématique. Pour un groupe de cette importance – près de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 35 000 employés – changer si radicalement d’activité – de la distribution BtoB ou BtoC (Rexel, Conforama, Le Printemps, etc.) au grand luxe (Gucci, Saint Laurent, Boucheron…) – en si peu de temps est une manœuvre exceptionnelle. La diversification enfin peut aussi se déployer géographiquement. “Dans un monde mondialisé qui accélère, ce n’est pas simple. La difficulté ? Choisir ses champs de bataille. On ne peut à la fois être en Chine, au Brésil et en Afrique”, observe Serge Blanchard.
L’apparente réassurance de la concentration
Troisième solution : la concentration. “C’est un signe de maturité pour une industrie, donc pas toujours bon signe”, glisse le partner d’OC&C Strategy Consultants. But du mouvement ? Les deux entités réunies créent plus de valeur qu’isolées. La concentration répond surtout à deux logiques. De conquête d’abord – la fusion Publicis-Omnicom permet d’avoir une taille mondiale. De rationalité ensuite. “La concentration résout les surcapacités de production comme dans l’industrie automobile ces dernières années”, commente Frédéric Fréry. Mais gare aux risques de la manœuvre. Dans les deux tiers des cas, ces concentrations finissent en échec. Synergies survendues, incompatibilité culturelle, excès de confiance des dirigeants…
Les effets de taille créent des chicanes bureaucratiques et ralentissent la prise de décision. Si les grandes concentrations horizontales sont souvent mises à l’index, – telle la fusion avortée de Daimler avec Chrysler -, d’autres formes de rapprochements peuvent voir le jour. Par exemple “out of the box”. Elles permettent de remonter dans la chaîne de valeur sur d’autres métiers ou savoir-faire. Actuellement les opérateurs des marchés se réjouissent de la montée en puissance des fusions-acquisitions, en particulier en Chine. En France, selon PWC qui a enregistré 591 opérations en 2013, le recul des acquisitions a été de 5 % mais cette année, le cabinet prévoit une augmentation des opérations réalisées par les Français de l’ordre de 5 à 10 %.
L’incertitude de la collaboration
“Aujourd’hui, il n’est plus possible de travailler sur des logiques de scénarii stratégiques. Personne ne peut prétendre avoir la bonne réponse. Le plus efficace ? Fonctionner sur des portefeuilles d’options”, conseille Bruno Berthon d’Accenture. Son cabinet a fait un véritable credo des stratégies de collaboration avec de nouveaux partenaires. Parmi les entreprises à la recherche de leviers de croissance au-delà de leur secteur actuel, 63 % comptent nouer des alliances stratégiques selon une étude menée en début d’année. L’important : être solide sur ses bases sans oublier surtout d’ être à l’écoute du marché en suivant les besoins de ses clients.
“Les acteurs traditionnels doivent être ouverts à des structures et partenariats inédits révolutionnant leur activités existantes”, explique Bruno Berthon. Et de citer l’exemple d’un opérateur espagnol de télécommunications qui a pris pied sur de nouveaux marchés en collaborant avec une banque pour proposer des applications de porte-monnaie électronique et de paiement entre particuliers. La croissance passe aussi par l’innovation, pas seulement technologique mais aussi stratégique.
Par Edouard Laugier

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