La longue maturation d'une véritable société civile dès avant l'indépendance en 1991 a été sous-estimée. La désillusion qui a suivi sa spectaculaire émergence lors de la Révolution orange a laissé croire à sa désaffection, faute de leaders capables d'en mettre en œuvre les aspirations démocratiques. Et voilà que Viktor Ianoukovitch, éliminé pour fraude électorale en 2004, se retrouve légitimement élu en 2010, mais par défaut face à une opposition divisée. Le nouveau Président procède d'emblée à un coup d'Etat rampant, s'assurant le contrôle de tous les rouages du pouvoir, avec la complaisance d'un Parlement dûment stipendié mais de ce fait d'une loyauté douteuse, se constitue une verticale du pouvoir en captant une fortune colossale et ostentatoire, au mépris d'une opinion publique ombrageuse et fort bien informée.
D'où son incapacité à prévoir l'indignation que suscitera son refus apparemment inopiné de signer le 26 novembre l'accord d'association avec l'UE, seul sujet qui fasse consensus. La violence de la répression, loin d'intimider, a provoqué une mobilisation sans précédent, d'autant plus déterminée que les violences, elles aussi sans précédent (100 morts identifiés et quelques 5000 blessés) ont conduit à la chute du régime, entérinée par un Parlement décidément incontournable, et la fuite du Président en Russie. Un hôte bien encombrant pour le Kremlin qui, pour l'avoir utilisé, ne le tenait guère en estime. C'est ainsi qu'une manifestation populaire pro-européenne conduit à une vraie révolution dont Viktor Ianoukovitch a été la cible, symbole de la corruption qui a gangrené tout le pays. Mais une révolution encore inaboutie face à des défis intérieurs et surtout extérieurs existentiels.
Et c'est bien l'incertitude qui pèse sur la suite des évènements qui angoisse les Ukrainiens, la menace que fait peser la Russie et le risque d'une crise économique majeure, plus ressentie à l'est qu'à l'ouest du pays. Bien plus que le débat sur la langue russe et ukrainienne que tous maîtrisent (chacun se sent chez soi dans sa région) et sur la relation avec la Russie, partenaire aussi nécessaire que redouté, c'est la nature même du régime qui est en question.
La tournure prise par les événements en Ukraine n'est certes pas celle qu'envisageait le Kremlin. Soucieux de contrarier le rapprochement de celle-ci avec l'Union européenne, sans être en mesure de lui proposer un modèle crédible de développement, il a fait de l'Union eurasiatique un projet prioritaire comme contrepoids à l'Union européenne, une ambition irréalisable sans l'Ukraine.
Cette vision bipolaire de notre continent, fondée sur le rapport de force est-ouest, renvoie aux polémiques entre occidentalistes et slavophiles sous Nicolas 1er, en totale régression avec cette Maison commune ou cette grande Europe que proposait Gorbatchev. La Révolution orange avait été ressentie à Moscou comme un véritable 11-Septembre, et la chute de Ianoukovitch comme un échec majeur auquel il fallait remédier sur le champ par une opération spectaculaire et délibérément provocatrice à l'intérieur: préserver la verticale du pouvoir face à une opinion publique russe émergente, et vis-à-vis de l'extérieur, affirmer la Russie comme puissance incontournable, ne serait-ce que pour sa faculté de nuisance. L'effet de sidération a été dans un premier temps réussi. Mais le Président Poutine réussira-t-il dans la durée à contrôler le processus qu'il a enclenché?
L'Union européenne connaît-elle aussi son heure de vérité sans s'y être préparée. Mise au défi de réagir à une évolution qu'elle n'a pas su pressentir, la responsabilité lui en incombe pour partie, convaincue que la paix sur le continent était chose acquise et qu'il lui fallait se consolider avant d'aller voir ailleurs, elle n'a pas eu de vision claire de sa relation avec son étranger proche et avec la Russie, l'interdépendance semblait si forte sur le plan économique que le reste devait suivre. L'émergence subreptice de l'Ukraine n'a pas été d'emblée remarquée par nombre d'Etats membres, et la tendance a prévalu d'en traiter par prétérition.
D'une politique de voisinage bricolée à un partenariat oriental mieux ciblé mais médiocrement financé, ne s'est dégagé aucune stratégie spécifique vis-à-vis d'un pays aussi complexe et donc problématique que l'Ukraine, qui, malgré son potentiel, dérangeait par sa taille même. Européen, nul n'en disconvient, mais encombrant sûrement. Et de là à lui donner une quelconque perspective... Force est maintenant de faire avec: les Ukrainiens ont consacré leur ambition dans le sang, et il serait risqué de les abandonner à leur sort. Si l'Union européenne n'a rien vu venir, alors que tout l'été la Russie livrait à l'Ukraine une véritable guerre douanière, elle a joué un rôle décisif avec la venue des ministres des Affaires étrangères français, polonais et allemand, à un moment crucial pour calmer la tension: l'accord signé avec Ianoukovitch, dont la Russie après coup se réclame sans l'avoir signé, a certes été vite dépassé, mais le geste a eu son effet.
L'Union européenne se trouve investie d'une mission dont elle ne saurait se défausser sur l'OTAN: dans le climat d'extrême anxiété qui prévaut, alors que les autorités russes refusent d'entrer en rapport avec les nouveaux responsables ukrainiens, l'Union européenne a son rôle à jouer, s'il en est encore temps, pour établir un contact indispensable pour éviter que la situation ne se dégrade davantage. A condition de faire preuve de cohésion pour s'imposer comme interlocuteur sur le plan économique et surtout énergétique. Dans un contexte aussi volatil, tous les scénarios sont à envisager pour éviter que les pires ne se réalisent. L'annexion de la Crimée est de très mauvais augure: un précédent dont la Russie pourrait bien à terme subir elle-même les conséquences.
Alors que les événements se précipitent, la signature du volet politique de l'accord d'association a une portée surtout symbolique qui sera diversement appréciée à Kiev et à Moscou. Il en faudrait plus pour rassurer les Ukrainiens qui savent l'élection présidentielle prévue le 25 mai menacée et pour impressionner un Vladimir Poutine saisi par le vertige du succès face à l'ennemi occidental qu'il s'est inventé et qu'il juge impuissant.
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