dimanche 30 mars 2014

Et si la NSA était en fait la nouvelle brigade mondaine?

Les informations récemment parues selon lesquelles l'agence américaine aurait collecté des informations sur les habitudes pornographiques de certaines cibles rappellent des techniques d'espionnage qui ont eu cours pendant longtemps en France comme aux Etats-Unis

REUTERS/Kai Pfaffenbach. - REUTERS/Kai Pfaffenbach. -
Des documents parus fin novembre dans le cadre de l’affaire Snowden révèlent que la NSA a collecté des informations sur les habitudes pornographiques de six individus, tous musulmans. L’idée est simple: si les représentants d’un Islam traditionnel regardent des «contenus explicites» sur Internet, on doit pouvoir utiliser cette information contre eux. La NSA envisage ainsi de saper l’«autorité» de figures influentes de l’islamisme (radicalizers dans le texte) en exploitant leurs «failles personnelles».
La stratégie est claire, exposer leur consommation de pornographie, ou encore, précision précieuse, «leur langage explicite et séducteur envers de jeunes filles inexpérimentées». C’est bien la moralité de leurs mœurs qu’il s’agit de mettre en cause pour mieux discréditer leur message. En effet, pour les six personnalités musulmanes évoquées dans le document révélé par Snowden, ce n’est pas leur implication dans des activités terroristes qui est en cause, mais bien leur rôle d’idéologues et de propagandistes du jihad voire de l’anti-américanisme.
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Il est intéressant de noter que le terme de radicalizer ne désigne pas expressément des islamistes mais bien toute personne située politiquement «aux extrêmes» et caractérisée en second lieu par son influence. L’interprétation du terme peut donc être élargie…

O tempora, o mores!

Si l’on se livre à une rapide concordance des temps, ce genre de pratiques n’est pas surprenant. L’utilisation d’arguments ad hominem pour discréditer un adversaire politique est aussi vieille que la rhétorique elle-même, en particulier l’instrumentalisation des pratiques sexuelles. Cicéron déjà, en 63 av. J.-C., fustigeait Catilina pour ses mœurs débridées afin de remettre en question son autorité.
Un exemple célèbre existe chez nous: celui de la brigade mondaine, dont l'histoire est solidaire de celle des maisons closes en France. A l’origine brigade de répression du proxénétisme, elle est vite devenue une officine de renseignements au service du pouvoir en place.
Le symbole de la brigade était un œil porté au revers de la redingote, qui permettait à ses agents de rentrer gratuitement dans les lupanars, «à l’œil». Une fois rentrés, ils rédigeaient leurs «blancs», des rapports sur les activités sexuelles de personnalités en vue, sur un papier blanc, sans en-tête ni signature. Ils pouvaient parfois, aussi, photographier derrière une vitre sans tain quelque ecclésiastique ou diplomate en compagnie embarrassante…
Aux Etats-Unis non plus, on n’a pas attendu la surveillance numérique pour se prêter à ce genre d’exercices. L’exemple de J. Edgar Hoover est emblématique: pour lutter contre la menace intérieure soviétique, une «police politique» avait été créée au sein du FBI dès 1919, la General Intelligence Division (GID) ou Division des renseignements généraux. Et c’est Hoover lui-même qui en prit la tête, dans un contexte d’espionnite aiguë du maccarthysme et de lutte idéologique de la Guerre froide qui lui permettront de construire son influence.
Mais sa longévité à la tête du FBI (1924-1972) tiendrait surtout en grande partie à ses qualités de maître-chanteur, à ses amitiés douteuses et à ses «dossiers» (sexualité, sympathies gauchistes, malversations, etc.) qui auraient été autant d’épées de Damoclès suspendues au-dessus de personnalités politiques…

La résistible ascension d’une nouvelle mondaine digitale?

A l’heure de la porn culture et de la banalisation des contenus pornographiques sur Internet, on peut se demander si les risques de dérive, et donc d’utilisation contre des adversaires politiques, sont aussi prégnants qu’il y a quarante ans. C’est que, dans nos sociétés occidentales contemporaines, la notion même de «bonnes mœurs» est devenue ambiguë. Depuis 1968, la seule frontière imposée au licite semble être, dans l’ordre du «faire», celle du consentement mutuel entre adultes; et, dans l’ordre du «voir», celle de la pédophilie.
On imagine assez mal aujourd’hui, en France, une campagne de diffamation contre une personnalité publique (de droite ou de gauche) sur le thème du visionnage de contenus pornographiques, n'en déplaise à la façon dont Laurent Wauquiez a rétropédalé après une déclaration sur le sujet. Cette pratique est, de fait, banalisée.
Dans l’ordre du «faire», et dans notre pays, la tendance est à considérer que les habitudes sexuelles relèvent de la sphère privée. En France, il paraîtrait mesquin d’utiliser les mœurs d’un homme politique contre lui tant qu’il n’enfreint pas la loi.
On se rappelle avec bienveillance la maîtresse du président Faure et le mot apocryphe de Clemenceau: «Il voulait être César, il ne fut que Pompée.» Similairement, le Tout-Paris connaissait, de manière plus ou moins détaillée, la double vie de François Mitterrand et, plus récemment, l’appétit sexuel de DSK ne posait pas de problème tant qu’il semblait se conformer au consentement de ses partenaires...
Aux Etats-Unis, il en va autrement. Qu’est-ce que le puritanisme si ce n’est la question de la moralité des mœurs comme ligne de clivage politique? Sont précisément «puritains» ceux qui pensent que les mœurs sont un thème politique, que ce soit dans un pays d'Islam rigoriste ou de christianisme traditionaliste.
Comme l’a appris Bill Clinton à ses dépens, tromper son épouse pour avoir une relation avec une secrétaire ou une stagiaire peut mener un président à l'impeachment, quand bien-même serait-elle majeure et consentante. Comme le dit Ryan Gosling, alias Stephen Meyers, dans le film Les Marches du pouvoir: «On peut mentir, tricher, déclencher une guerre, mettre le pays en faillite, mais on n’a pas le droit de tirer les stagiaires.»

Quelles perspectives d’avenir pour cette nouvelle mondaine?

En France, les tentatives de réforme de la mondaine firent long feu. La brigade ne fut enfin démantelée qu'avec la fermeture des maisons closes en 1946, c’est-à-dire une fois qu’elle eut perdu sa raison d’exister…
Aux Etats-Unis, J. Edgar Hoover a été l'un des hommes les plus puissants du pays pendant près de 48 ans. Il a traversé la guerre froide, indéboulonnable, et son influence, qui n’avait aucune légitimité démocratique, n'a pris fin… qu'avec sa mort. Aucun président n'a jamais pu ou osé le démettre.
Or, les tenants et aboutissant du «système Hoover» semblent être en grande partie reproduits aujourd’hui. Le vote du Patriot Act a régularisé l'état d’exception et légitimité l’utilisation de «tous les moyens nécessaires» pour neutraliser l’ennemi. D’ailleurs, d’un point de vue tactique, décrédibiliser un idéologue peut représenter un bénéfice supérieur à son élimination pure et simple… On voit donc mal la surveillance de la NSA être fondamentalement remise en cause tant que le contexte idéologique sera celui de la «guerre contre le terrorisme».
Aux Etats-Unis, on peut donc imaginer que cette surveillance des mœurs puisse demain, par glissement, servir à discréditer l’adversaire politique en lieu et place de l’ennemi d’aujourd’hui.
Nicolas Glady et Thomas Jeanneney Morandeau

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