L’anthropologue
et biologiste Robin Dunbar a démontré l’existence d’effets de seuil
quantitatifs dans les relations humaines. A la suite de nombreuses
observations, il a pu définir ainsi quatre niveaux : celui du petit groupe
d’une douzaine d’individus où les liens sont très forts, celui de la tribu du
Paléolithique supérieur composé de 30 à 50 individus et celui dit du
« groupe naturel » d’environ 150 qui est la limite supérieure où tout
le monde peut se connaître personnellement et être influencé par les contacts.
Au niveau supérieur, la taille maximale d’une organisation pour créer un
sentiment d’appartenance est de 1500-2000.
On
reconnaît évidemment dans ces seuils les différents échelons de commandement
quasi-universels, depuis le groupe de combat ou l’équipe de pièces jusqu’au
régiment en passant pas la compagnie ou l’escadrille. Ce n’est évidemment pas
un hasard après des centaines d’années de recherche empirique des meilleures
organisations militaires possibles.
Le
premier de ces échelons est celui où les
hommes sont « cousus ensemble » par la cohésion, cette qualité qui
maintient les hommes ensemble comme la « force atomique forte » unit
les particules élémentaires entre elles. C’est tellement puissant que leur
brisure provoque des explosions atomiques.
Pour
Jean-Paul Sartre, dans Le structuralisme
est un humanisme, « l’enfer, c’est les autres », car la honte
n’existe que par le regard d’autrui. L’obligation morale augmente avec la
connaissance mutuelle. Si on ne craint pas beaucoup le jugement négatif d’hommes inconnus, l’opinion
de camarades que l’on connaît depuis longtemps a beaucoup plus d’importance.
Malgré la peur, les hommes préfèrent alors la souffrance à la honte de passer
pour lâche :
L’homme incapable de se dominer pour
faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se
résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il
faudrait une volonté, une sorte de bravoure.
Dans
une étude réalisée à partir d’interrogatoires de prisonniers allemands, Morris
Janowitz et Edward Shils décrivent ainsi la cohésion des petites unités comme
le facteur principal de l’efficacité et de la capacité de résistance de la Wehrmacht.
Ces groupes élémentaires ou « primaires »
(l’expression est de Charles Horton Cooley), satisfont des besoins comme
l’estime ou l’affection et procurent un sentiment de puissance et donc de
sécurité. Il faut, pour créer ces groupes primaires, conserver les hommes dans
les mêmes cellules aussi longtemps que l’unité existe. La cohésion se
construit alors autour d’une poignée d’« anciens » qui
connaissent l’histoire de l’unité, son originalité et ses règles non-écrites.
Il existe entre eux une communion de pensée, comme des joueurs habitués,
depuis des années, à évoluer ensemble au sein d’une même équipe. Le
capitaine australien Nicol appelle cela le « principe de
camaraderie » et en fait le fondement essentiel de la solidité morale des
soldats australiens au Vietnam. Le groupe ou la section, est un endroit où on
peut parler et échanger ses expériences. La simple fait de vivre avec des gens
et des chefs dont on sait, parce qu’ils le disent, qu’ils vivent les mêmes
expériences est une aide précieuse. C’est un excellent dérivatif aux autres
moyens habituels de réduction du stress comme l’alcool ou les drogues.
La
force et l’importance de ces liens personnels est une constante dans les
témoignages. Pendant la
Grande Guerre, la compagnie du capitaine Delvert est dissoute
après les pertes de la bataille de Verdun. « Quand
la nouvelle de cette mesure vint à mes pauvres troupiers, on apportait la
soupe. Personne ne put manger. Beaucoup pleuraient. Les liens qui unissaient
les combattants entre eux étaient très forts. » Pendant la Seconde Guerre
mondiale, un vétéran canadien raconte : « Il
m’a fallu sacrément près de toute une
guerre pour savoir pourquoi je me battais. Mais c’est pour les autres, ton
unité, les gars de ta compagnie, ceux de la section surtout […] ;
quand il n’en reste plus que quinze sur les trente ou davantage, tu y tiens
terriblement, à ces quinze-là. » Plus récemment, parlant de la guerre
des Malouines (1982), le général britannique Gardiner tient un discours
similaire :
Nous y sommes allés [au combat] parce que nos amis y allaient. Nous voulions
y aller avec eux car je pense que les hommes ne veulent pas être regardés comme
ayant laissé tomber leurs amis. C’est cet honneur, ce besoin de respect
personnel en tant qu’individu qui constitue le ciment de chaque unité et aussi
entre les groupes, pelotons et compagnies.
Ce sentiment se fabrique
avec du temps. Dans un sondage réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, dans
les unités de novices 56% s’estimaient fiers de la compagnie à laquelle ils
appartenaient contre 78 % dans les unités de vétérans.
Pour
Jesse Glenn Gray :
Cette confrérie du
danger et du risque n’a pas son équivalent pour créer des liens entre individus
aux désirs et aux tempéraments divergents, des liens qui, pour utilitaires et
étroits qu’ils soient, et malgré leur caractère fortuit et général, ne sont pas
moins passionnés.
Ce
principe de camaraderie est encore renforcé par l’interdépendance des rôles dans le combat. Paul Lintier décrit
parfaitement ce phénomène dans l’artillerie :
Pour nous, l’unité c’est
la pièce. Les sept hommes qui la servent sont les organes étroitement unis,
étroitement dépendants, d’un être qui prend vie : le canon en
action. Cet enchaînement des sept hommes entre eux, et de chacun d’eux à
la pièce, rend toute défaillance plus patente, plus grosse de conséquences, la
honte qui en résulte plus lourde […] Le
fantassin, lui, se trouve le plus souvent isolé au combat. Sous la mitraille,
un homme couché à quatre mètres d’un autre est seul. Le souci individuel
absorbe toutes les facultés. Il peut alors succomber à la tentation de
s’arrêter, de se dissimuler, de s’écarter hypocritement, puis de fuir.
Cette
interdépendance apparaît cependant dans l’infanterie lorsque les alignements
d’« hommes-baïonnettes » sont remplacés par des équipes de combat.
L’emploi de la grenade à main par exemple impose d’avoir des tireurs pour
protéger les lanceurs puis des pourvoyeurs. A partir de 1916, le combat
s’organise autour du fusil-mitrailleur ou de la mitrailleuse légère dans des
dispositifs beaucoup plus aérés et décentralisés. Les responsabilités des
sergents et des simples caporaux augmentent considérablement. Les notions de
solidarité et de confiance mutuelle deviennent alors primordiales.
Dans
une étude datant de 1982, deux économistes américains, Geoffrey Brennan et
Gordon Tullock, ont fait l’analogie entre le sort du combattant et le fameux
dilemme des deux prisonniers séparés qui ont chacun le choix entre avouer ou
non et dont le sort est lié au choix de l’autre. Le soldat sait que l’issue
sera la victoire ou la défaite. Il sait aussi qu’il ne constitue lui-même
qu’une petite partie de la force armée engagée. S’il se donne « à fond » son action
n’aura qu’une influence limitée sur les événements mais en revanche il
augmentera sensiblement les risques de se faire blesser ou tuer. S’il se
maintient en retrait, en position de figurant, le risque diminue nettement pour
lui alors que l’effet global n’aura guère varié. Logiquement, il a donc, ainsi que tous ses
camarades, intérêt à ne pas agir, ce qui peut rendre difficile la conduite de
la bataille. De plus, s’il estime que ses voisins pensent comme lui et
s’apprêtent à ne rien faire ou s’enfuir, sa conviction qu’il ne sert à rien de
lutter s’en trouvera renforcée.
Ce
raisonnement est mis en défaut par l’interdépendance des rôles car dans ce cas,
le fait de « ne pas y aller » à des conséquences beaucoup plus
importantes sur la performance, au moins de son groupe d’appartenance. En
retour, les conséquences peuvent être négatives aussi pour soi. Paradoxalement,
lorsque la meilleure protection n’est plus la dissimulation mais les autres et
que vous êtes sûr que votre voisin va prendre des risques pour vous appuyer de
son tir ou cherchez votre corps sous le feu si vous êtes frappé, c’est le
non-engagement qui devient le plus dangereux.
L’interdépendance incite à l’action y compris pour son intérêt
personnel. Le nombre d’acteurs, même en seconds rôles, augmente avec
l’interdépendance.
Ce
surcroît de solidité morale induit plusieurs effets tactiques positifs, qui par
rétroaction renforcent encore la solidité du groupe. Le premier est la capacité
à continuer le combat malgré les pertes. En octobre 1918, deux bataillons de
chars légers sont engagés simultanément dans les Flandres. Celui qui vient
juste d’être formé et dont les hommes se connaissent à peine doit être retiré
après 16 %. Dans les mêmes conditions, l’autre bataillon, formé depuis
plusieurs mois, résiste à une semaine de combat intense et à 50 % de pertes.
Cette capacité à endurer les combats permet aussi dès le temps de paix de
résister à un entraînement difficile qui lui-même permettra de mieux supporter
le combat.
La
cohésion permet aussi de faire des choses plus complexes. Daniel Wegner,
psychosociologue américain, a démontré qu’un individu ne stocke qu’une partie
de l’information qui lui est nécessaire et laisse facilement de côté celle qui
lui est facilement accessible. Dans un test sur 59 couples se fréquentant
depuis plus de trois mois, il s’est aperçu que les couples mémorisaient
beaucoup plus d’énoncés sur des sujets très variés que les couples d’inconnus
car ils avaient mis en place un système implicite où ils se spécialisaient dans
la mémorisation des sujets qu’ils appréhendaient le mieux. La cohésion permet
également de mieux conserver les compétences. Après la guerre du Kippour, le
général américain est venu visiter l’armée israélienne. Après avoir vu une
séance de tir de char particulièrement impressionnante, il demanda à l’équipage
combien ils avaient dû tirer d’obus pour atteindre un tel niveau. Le tireur lui
répondit : « Oh, peut-être 6 ou 8,
mais rappelez-vous que nous sommes ensemble dans un char depuis au moins quinze
ans ».
La
cohésion a surtout pour effet de réduire l’incertitude du combat, sa friction.
La confiance mutuelle permet en effet de se concentrer sur l’environnement
tactique, et en particulier l’ennemi, sans être parasité par d’autres facteurs
comme les défaillances possibles de ses voisins ou de son chef. La connaissance
mutuelle permet aussi de savoir, comme dans une équipe de sport, ce que vont
faire ses camarades sans le dire.
L’action
peut donc être plus facilement décentralisée et comme elle nécessite moins
d’informations explicites (ordres et comptes-rendus), elle est aussi généralement
plus rapide. La troupe à forte cohésion dispose donc de compétences accumulées
mais aussi de ressources de concentration et de temps qui lui permettent donc
d’agir sensiblement mieux et surtout plus vite qu’une troupe moins cohérente.
La supériorité micro-tactique est alors potentiellement énorme, à tout autre
facteur (armement notamment) équivalent.
Selon
une étude de l’Institute for Defense Analyses (IDA), il semble même que
l’introduction d’inconnus dans une troupe au combat qui aurait subi des pertes
aurait tendance à en réduire encore plus la capacité opérationnelle. D’ailleurs
à la question « préféreriez-vous aller au combat avec juste les 9 hommes
restants du groupe, ou avec ces 9 plus 4 marines [pour atteindre l’effectif
théorique d’un groupe de combat de marines] aussi bien entraînés mais que
n’avez jamais rencontré auparavant ? » Tous les marines interrogés
indiquèrent préférer rester à 9.
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