Simplification du quotidien, plus
grande liberté, accroissement de la longévité...les innovations
technologiques semblent faites pour améliorer notre vie. Il est
cependant indispensable de prendre le temps d'appréhender et de
comprendre ces innovations pour éviter leurs contreparties. Car le
risque est grand pour nos sociétés...
Atlantico : Quelles sont les attentes mises par nos sociétés dans les innovations technologiques ?
Nicolas Tenzer : Elles sont essentiellement au nombre de quatre.
D’abord, elles sont censées nous apporter, grâce à la connaissance et
aux techniques médicales et à l’amélioration des conditions de vie, une plus grande longévité ‑ ceci est globalement parfaitement avéré. Ensuite, elles sont largement faites pour nous simplifier la vie. Elles
nous dispensent, notamment dans l’univers du travail, de certaines
tâches pénibles ou répétitives, et, dans notre vie quotidienne,
gâcheuses de temps et sans intérêt. Il est plus facile et
rapide d’accomplir des démarches administratives ou de commander un
voyage par Internet que de faire la queue au guichet ! En troisième
lieu, elles sont censées nous apporter des informations en plus grand nombre, plus rapidement et en offrant des points de vue plus divers. Enfin, en nous permettant de communiquer et de recevoir ces informations, elles remplissent une attente de plus en plus universelle en termes de liberté et d’émancipation.
Bien sûr, cela ne signifie pas que toutes ces promesses aient été tenues et qu’il n’existe pas d’effets collatéraux et même contraires – par exemple, plus de liberté et de capacité pour les citoyens de déjouer les pouvoirs d’un côté, mais aussi plus de contrôle étatique, voire policier de l’autre ‑, mais omettre ces apports réels serait nier l’évidence. Dernière précaution : ne
mettons pas aussi toutes les technologies sur le même plan et
distinguons celles-ci de leur utilisation, qui peut, elle aussi, être
restreinte ou à large échelle. Quoi de commun entre, notamment,
les technologies biomédicales, celles de l’information et de la
communication – dont il faudrait d’ailleurs séparer les usages sociaux
et les utilisations de support d’autres technologies ‑ et certains
processus technologiques industriels ?
L’introduction de technologies au sein de la communauté des Oji-Cree (au Nord des Etats-Unis) dans les années 1960, qui vivait jusqu’alors dans des conditions technologiques rudimentaires, a révélé, au cours du temps, une hausse des maladies (diabète, obésité), du nombre de cas dépressifs, de l’alcoolisme, etc. Les innovations technologiques ont-elles nécessairement un impact négatif sur nos sociétés ?
Sans
doute, faut-il faire la part de ce qui, dans ces maux, est issu
directement des innovations technologiques et de ce qui relève d’un
changement brutal des conditions de vie et des relations sociales au
sein de cette communauté. Au demeurant, cet exemple n’est pas
isolé et concerne une multitude de sociétés ou de groupes peu développés
partout dans le monde qui s’affrontent brutalement à la modernité.
Cela concerne parfois des groupes bien plus larges que la communauté
que vous citez. Dans celui-ci, il est certain qu’il n’y a pas eu là une
appropriation de ces changements par ce groupe humain. Le facteur temps
est décisif et c’est pourquoi j’ai parlé de brutalité. Dans le cas que
vous citez, tout est venu d’un coup, entraînant une perte de tous les
repères et une déstructuration des liens sociaux. La technologie, en
tant que telle, est peut-être là relativement secondaire.
Les maladies précédemment citées (diabète, obésité), apparues après l’introduction d’innovations technologiques au sein des Oji-Cree, ont un lien avec le manque d’activités. Les innovations technologiques finiraient-elles par nous rendre feignants ?
Certes, la voiture, la télévision et, surtout, la modernisation économique vont de pair avec une sédentarisation des activités. Les maladies que vous mentionnez sont là aussi observables ailleurs et sont aussi liées à un changement du régime nutritionnel
sur lequel les modes de consommation rapide, influencés par la
publicité et le changement des rythmes de vie liés au passage de
sociétés agraires ou même industrielles à des sociétés tertiaires, ont
eu un impact majeur. Je ne dirais pas toutefois que les gens
sont plus fainéants qu’autrefois parce qu’ils ont moins d’activités de
plein air liées aux travaux des champs, ne parcourent plus des
kilomètres à cheval ou à pied et restent vissés à leur fauteuil de
bureau ou à leur poste de travail ! D’ailleurs, on perçoit une
réaction contre cette consommation standardisée qui finira d’ailleurs
par toucher de plus en plus les pays émergents et même en développement.
Les innovations technologiques ne nous empêcheraient-elles pas d’avoir recours à nos propres capacités/ressources, à nos propres forces humaines ? N’y aurait-il pas non plus le risque de nous rendre, à terme, associables/incapables d’interagir avec d’autres individus ? Comment parvenir à un équilibre entre nos capacités humaines et ces innovations technologiques ?
C’est sans doute là où
le risque de fainéantise est le plus réel. La technologie, notamment
Internet, ne pourra jamais remplacer le travail de la pensée tel qu’on
peut le pratiquer en lisant un livre, en le commentant et, tout
simplement, en prenant le temps de penser, d’imaginer et de rêver.
Nous devons rétablir ces espaces où se crée la liberté véritable, celle
de la pensée, qui suppose toujours la lenteur et même une forme
d’inachèvement et d’hésitation – ce que nos sociétés ont de plus en plus
de mal à accepter. Arrêtons de croire que tout peut se faire vite et que la pensée naît sans hésitation, sans erreurs, sans allers et retours.
Nous
ne devons pas pour autant imaginer qu’il y ait une sorte de
surdéterminisme technologique : nous pouvons être capables à la fois de
tweeter en 140 signes et d’écrire des courriers électroniques de trois
ou dix pages à des correspondants du monde entier pour échanger des
idées, répliquer et approfondir. On peut les rédiger comme les
"anciennes" lettres, garder un minimum de forme et de respect, et
argumenter. L’essentiel, pour reprendre votre terme, est bien l’interaction.
Il s'agit d’éviter de considérer, pour citer la formule d’Adorno, que
la droite est le plus court chemin entre deux points ! Entre deux
individus qui parlent, il ne doit pas y avoir de droite, mais des
dialogues riches et compliqués, fondés sur des questions et des réponses
sans fin. C’est à chacun d’entre nous de nous aménager cet
espace de liberté et de penser non pas contre les technologies, mais
aussi bien à côté d’elles et grâce à elles.
A-t-on réellement conscience des innovations introduites dans notre quotidien par la technologie et leurs conséquences ?
Je pense que non, du moins pour la plupart des gens, ou bien leur conscience en reste à la surface des choses.
Ils en perçoivent les avantages concrets et certains risques évidents,
notamment en termes d’atteinte à la privauté – même si, ne pouvant
réagir, ils adoptent un certain fatalisme en la matière.
Toutefois, ils ne réfléchissent que rarement à la manière de conserver,
ne serait-ce qu’en termes d’organisation de leur temps, une maîtrise sur
leurs choix de vie et leurs priorités et, précisément, cet espace de
liberté où se forge la pensée.
Pour éviter de telles conséquences liées à l’introduction de ces innovations, que faudrait-il faire concrètement ? L’encadrement par l’éducation est-elle la piste à privilégier ?
L’éducation
est certes la base de tout, d’autant que le risque de dépendance est
encore accru chez les plus jeunes, avec des effets potentiellement plus
graves car définitifs. Comme le disait Hannah Arendt, l’école
doit rester le lieu sanctuarisé de l’apprentissage de la pensée, quand
bien même il n’est pas question qu’elle se coupe de l’apport, malgré
tout, des technologies. C’est en tout cas à ce stade qu’il faut
apprendre leur bon usage, c’est-à-dire limité et contrôlé. Mais cela
signifie d’abord donner une priorité aux enseignants de la langue, de la
littérature, de l’histoire, de la philosophie et des sciences
indépendamment de leur portée instrumentale.
Prenons
aussi l’enseignement supérieur : je plaide pour que la dissertation
reste la discipline reine dans la plupart des matières et que l’ensemble
des concours et des examens accordent une place conséquente aux
enseignements fondamentaux. Mais cela ne suffit pas. Je crois
que les entreprises et les administrations doivent aussi privilégier,
encore plus chez leurs cadres dirigeants, une capacité de réflexion
libre et approfondie et leur en donner le temps. Des dirigeants
d’entreprise que je connais, en France, en Europe et aux États-Unis,
commencent à en être convaincus et des patrons d’université aussi.
Encore une fois, l’essentiel est que chacun soit maître des innovations
technologiques et que celles-ci nous facilitent la vie sans la régir.
En voulant nous rendre la vie toujours plus confortable, les innovations technologiques nous acheminent vers un monde "sofalarity" (= un futur sans inconvénients). Est-ce véritablement souhaitable ? Avec quels risques ?
La "sofalarity" est une utopie et une grande illusion ! Le
monde ne sera jamais ainsi et les conflits, tant entre les États qu’au
sein des sociétés et entre les personnes, ne s’éteindront pas grâce aux
technologies. C’est d’ailleurs presque rassurant. Maintenant,
si les nouvelles technologies limitent, par exemple, les accidents de la
route (voiture intelligente) ou domestiques (sécurité) et contribuent à
économiser l’énergie et à diminuer la pollution, qui pourrait les
condamner ?
On sait aussi que toutes les technologies ont une contrepartie potentiellement négative à leurs avantages directs.
Elles créent aussi de la dépendance et des comportements excessifs,
qu’on peut regrouper sous l’appellation classique d’"aliénation". Nous
devons considérer d’abord les technologies comme fondamentalement
neutres, ce qui nous permettra de bien les utiliser et de les juger. Essayons aussi de mieux les connaître et étudions – anticipons – mieux leurs effets :
c’est aussi un travail auquel la recherche publique et privée doit
consacrer suffisamment de moyens et dont les citoyens doivent se saisir.
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