dimanche 27 avril 2014

Réussir sa vie en dix leçons

« Deviens ce que tu es », « carpe diem  », « connais-toi toi-même », « accepte ce que tu ne peux changer et change ce qui peut l’être »… Les leçons de sagesse délivrées par les philosophes antiques ou les manuels de développement personnel se résument en un petit nombre de principes – toujours les mêmes – censés améliorer l’existence. Loin de converger vers un modèle unique d’existence, ces préceptes peuvent parler à tous et chacun peut en retirer un message. C’est l’une des raisons de leur succès universel. Petit tour d’horizon en dix leçons.
 
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1. Il y a trois bonnes raisons de vivre (plus quelques autres)

Quand j’ai demandé à Franck (42 ans, célibataire) ce que voulait dire pour lui l’« art de vivre », il m’a répondu qu’il ne croyait pas au bonheur. Étant mal dans sa peau depuis l’adolescence, il se contenterait de ne plus traîner l’angoisse et l’insatisfaction permanente qui lui gâchent la vie.

Quand j’ai demandé à Sarah, 23 ans, ce qu’elle pensait du bonheur, elle m’a répondu que son rêve était de trouver un emploi ou elle pourrait s’épanouir, gagner un bon salaire et partir vivre à l’étranger : c’est son « rêve américain ».

Karim, 29 ans, a eu une jeunesse déglinguée. Il a connu l’échec scolaire, les petits boulots, la délinquance. Après ce début de vie turbulent, il voudrait aujourd’hui changer de vie. Récemment, il est tombé amoureux. Il voudrait maintenant se ranger, trouver un vrai travail, fonder une famille, obtenir le respect des autres et le respect de soi. Devenir « quelqu’un de bien ».

Gilles, 52 ans, cadre commercial, m’a rétorqué qu’il ne savait pas ce que l’art de vivre voulait dire. Il pense que pour lui les jeux sont faits : il a une famille à nourrir, il est débordé par son travail ; il attend maintenant la retraite.

Chacun, à sa manière, a donné une vision de l’art de vivre. Pour l’un c’est la quête de Bonheur, avec un B majuscule (comme on rêve d’un « grand Amour ») ; un autre se contenterait de supprimer sa souffrance. Pour un autre encore, vivre signifie : « accomplir quelque chose », qu’il s’agisse de réussite sociale ou familiale, de la réalisation d’un grand projet ou encore de se consacrer à sa passion. Dans tous les cas, il faut enchanter son existence. Ce peut être enfin mener une « bonne vie », c’est-à-dire une vie respectable.

Voilà donc trois horizons de vie : être heureux, se réaliser et mener une vie digne. On peut en concevoir d’autres : se mobiliser pour un idéal, se sacrifier pour les autres ou enfin mélanger un peu tout cela dans un cocktail existentiel mal assuré. C’est un peu le cas de tout le monde.

Le bonheur n’existe pas, ce n’est qu’un panneau indicateur. Et il indique plusieurs directions.


2. La sagesse a une longue histoire (mais c'est toujours la même)

L’art de vivre se définit donc par ses buts (multiples) mais aussi par ses moyens. Il comporte cette idée supplémentaire : vivre, cela s’apprend. Comme il existe un art du combat, un art culinaire, un art de la chasse, un art du jardin…, il existerait donc aussi un art de vivre. On peut apprendre à vivre : ce qui supposerait un enseignement, un apprentissage, un entraînement, une expérience, une discipline et des leçons de vie.

En Grèce, le philosophe se définissait comme un « ami de la sagesse » (d’où l’étymologie du mot : philo = ami et sophia  = sagesse). Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? L’histoire de la philosophie antique a longtemps enseigné à travers nombre de penseurs (Pythagore, Socrate, Platon, Aristote), que l’on présentait comme des théoriciens, dont le but ultime était d’atteindre la recherche de la vérité (au moyen de la raison). Les philosophes antiques étaient donc des « maîtres de vérité ». Pierre Hadot (1922-2010) a changé cette façon de voir. Cet historien des idées s’est attaché à montrer que la philosophie antique se définissait avant tout comme un art de vivre particulier. Certes le philosophe visait la connaissance de la nature et de l’âme humaine. Mais il était aussi et surtout quelqu’un qui s’employait à mener une « bonne vie » (1).

Cette bonne vie impliquait non seulement l’étude mais comprenait d’abord une certaine « éthique » qui supposait une discipline, une maîtrise de ses pensées et de ses passions : un « gouvernement de soi » dira Michel Foucault (2).

Le philosophe antique n’est pas qu’un penseur, c’est, note l’historien Paul Veyne, une sorte de « saint laïc » (3). Il porte la barbe, ce qui le démarque des gens ordinaires, et livre ses enseignements à qui veut l’entendre. Le sage devait adopter un modèle de vie pouvant servir d’exemple à tous. Tels étaient (où aspiraient à être) les Socrate, Platon, Sénèque, Épicure, Pythagore, Marc Aurèle et bien d’autres.

Il se trouve qu’au même moment, à des milliers de kilomètres de là, se déroule un phénomène similaire en Asie. Au vie siècle av. J.‑C., au moment où la philosophie grecque prend son essor, apparaît en Asie un nouveau type d’homme : le sage. Confucius, Lao Tseu et Siddartha (le Bouddha) en sont les trois figures principales. Ils vont fonder les trois principales spiritualités d’Asie : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Le junzi ou « homme de bien » confucéen a des traits comparables au sage stoïcien. Comme le modèle de vie taoïste est proche du style de vie d’Épicure. Le sage est dirigé par sa conscience intérieure plutôt que par ses passions ou par les conventions sociales.

L’apparition simultanée de ces maîtres de sagesse en Occident et en Orient vers le Ve siècle av. J.‑C. est une énigme historique qui n’est pas résolue. Karl Jasper a nommé « époque axiale » cette période nouvelle de l’histoire humaine (4).

On trouve des traits communs dans ces personnages et leurs sagesses : l’affirmation d’une éthique intérieure, liée à une discipline de vie, une quête spirituelle (qui va au-delà des rites et croyances communautaires). Se forger une sorte de « citadelle intérieure » selon la belle formule de P. Hadot (5). Moralité : l’art de vivre, ça se cultive. Comme les tomates.


3. Vie active ou vie contemplative ? (il ne faut pas choisir)

Dans Condition de l’homme moderne (1961), Hannah Arendt distingue deux genres de vie : la vita activa et la vita contemplativa. Ce sont deux orientations de l’existence. La vie contemplative correspond à une quête du bonheur fondée sur le renoncement aux vanités que sont la richesse ou la course au succès. Pour la vita contemplativa, le vrai sens de l’existence se trouve dans ce que l’on nomme aujourd’hui le « lâcher-prise » : le fait de profiter de l’instant présent. Ce qui implique aussi un certain renoncement. Le bouddhisme avec ses quatre nobles vérités en offre la forme la plus poussée : la vie est souffrance, la souffrance est issue du désir ; supprimons donc le désir, on arrêtera de souffrir. Bref, il faut renoncer à vivre pour ne pas s’y abîmer…

La vie active (vita activa) est un modèle d’existence diamétralement opposé qui repose sur l’affirmation du désir et de l’action. Selon ce modèle de vie, le but de l’existence n’est pas la contemplation passive : vivre, c’est agir et s’accomplir. Une force vitale est en nous qui demande à s’exprimer. Elle nous pousse à agir, à se réaliser et à réaliser des choses. De ce point de vue, toute action, toute entreprise humaine suppose à la fois de la souffrance et du plaisir, l’une n’allant pas sans l’autre. L’art de vivre relève donc du manuel de combat. Friedrich Nietzsche représente le mieux cette philosophie de l’existence combative et quasi guerrière.


4. Le mal est dans le bien (et réciproquement)

Vita contemplativa ou vita activa  ? Philosophie du repos ou de l’action ? En y regardant de plus près, beaucoup des sagesses se situent à mi-chemin entre les deux. Le Bouddha, après avoir abandonné la vie de palais, avait recherché le salut dans l’ascèse la plus sévère prônée par les mystiques : cela impliquait le refus de tout plaisir et l’abandon total de soi. Finalement, il a opté pour la « voie du milieu ». De même Aristote dans son Éthique à Nicomaque prône une voie moyenne dans l’usage des passions : passion modérée et action réfléchie. Le stoïcisme et l’épicurisme prônaient également une voie moyenne, renonçant aux vaines ambitions sans pour autant renoncer à la vie active.
Vie active et vie au repos, action et contemplation, c’est au fond ce qui rythme nos existences : l’activité du jour succède à la nuit de repos, chaque semaine se conclut par un week-end, le travail et les loisirs s’enchaînent. Il faut être un philosophe fondamentaliste et obnubilé par des solutions définitives pour croire qu’il faille choisir entre les deux.
Vie active à plein régime, course au succès, culte de la performance ? Ça suffit ! Les surhommes (et les superwomen surtout) sont aujourd’hui fatigués. Les cadres sont à bout de course. Les autres aussi (6). Le culte de la performance et de l’excellence ne fait plus recette : il conduit au burn-out, au stress, et au « blues du dimanche soir » (7).
Ces philosophies de l’art de vivre, fondées sur le lâcher-prise, l’instant présent, rencontrent du succès parce qu’elles sont en résonance avec une aspiration forte de notre époque. Face à un mode de vie stressant (course au diplôme, rythme de travail, actualités anxiogènes, surconsommation d’images et d’informations), nous souhaitons pouvoir « décrocher ». Le jardin d’Épicure prend aujourd’hui la forme d’un mythe : celui de la chambre d’hôte ou du gîte rural, là où se combinent la nature (pas trop sauvage : façon terroir local), de bons repas (gourmands pas gargantuesques), de bons vins (philosophie rime aujourd’hui avec œnologie) et de vrais amis (d’autant plus chaleureux qu’on ne les voit pas trop souvent).
À l’inverse, les vacances ne sauraient durer éternellement. Le renoncement total à ses grands projets, le retrait de la vie sociale, le refus d’exister pour ne prendre aucun risque ? Pas question ! La vie contemplative a ses propres limites : les moines contemplatifs sombraient dans la dépression, que l’on appelait autrefois l’acédie. Beaucoup de retraités se ruent aujourd’hui vers les associations, voyagent et s’occupent à mille activités, se remplissant des agendas de ministre. Car ils ont compris que l’inactivité à long terme est mortellement ennuyeuse, destructrice et sans aucun charme. La vraie saveur du repos ne s’apprécie qu’après une période d’intense activité.
Voilà donc pourquoi les manuels d’art de vivre antiques et les manuels de changement personnel contemporains oscillent tous entre l’appel au lâcher-prise (le culte de l’instant présent) et l’appel à se dépasser (le gouvernement de soi).


5. De l'art de ne rien faire

Dans sa version zen, l’art de vivre se résume à la cérémonie du thé. Selon son grand maître Sen no Rikyû (1522- 1591), elle consiste à « faire bouillir de l’eau, préparer le thé et le boire ». C’est tout ? Oui. Cela veut dire 1) qu’il faut se concentrer sur ces gestes simples – c’est la meilleure méthode de faire le vide en soi, et 2) que pour être efficace, il ne faut faire qu’une seule chose à la fois.
Parmi les techniques mentales des sagesses antiques, occidentales et orientales, ou les méthodes contemporaines d’art de vivre, le lâcher-prise est la plus universelle. Elle se décline sous de multiples formes consistant toutes à évacuer les idées qui nous agitent : angoisses, ruminations, projets, souvenirs, spéculations… anxiogènes et inutiles pour se concentrer sur l’instant présent. «  Il faut retrancher ses deux choses : la crainte de l’avenir, le souvenir des maux anciens. Ceux-ci ne me concernent plus et l’avenir ne me concerne pas encore », écrivait déjà Senèque dans ses Lettres à Lucilius.
Oublier le passé et ses remords, fuir le futur et ses angoisses pour se concentrer sur l’instant présent : voilà la principale recette de bien-être. S’ajoutent à cela toutes les techniques de relaxation, exercices de lâcher-prise et autres baumes antistress de l’esprit.
Mais le carpe diem peut s’entendre d’une autre façon, moins « contemplative ». « Cueille le jour » peut aussi vouloir recommander de ne pas perdre de temps, de ne pas tout remettre au lendemain. Chaque jour est une chance à ne pas laisser filer. La vie entière n’est faite que d’une succession de jours qui offrent chacun un champ de possible… Bref, ne procrastine pas trop en remettant tout au lendemain.
Vivre l’instant présent, donc. Tout cela est bel est bien, mais est-ce que cela marche si j’ai la main coincée dans la porte ? Cela ne m’aide pas plus si je dois préparer mes examens, planifier un départ ou prévoir le repas du soir. Vivre sa vie d’humain suppose de se projeter dans l’avenir et d’anticiper en se concentrant sur la forme de la tasse… L’art du bien-être est un art du repos. Mais il faut penser aussi à l’autre facette de l’existence humaine : l’action.


6. Connais-toi toi-même (tout en restant indulgent)

Le principe socratique « connais-toi toi-même », inscrit sur le fronton du temple d’Apollon de Delphes, se retrouve encore aujourd’hui dans la plupart des psychothérapies, de la psychanalyse aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC). Qu’on l’appelle introspection, autoanalyse ou réflexivité, ce retour sur soi vise à mettre au jour les représentations implicites, les réactions routinières, les motivations et les émotions, les schémas de pensée récurrents.
Les bouddhistes comme les penseurs grecs avaient déjà fait cette découverte fondamentale : la subjectivité. Mes peurs, mes colères, mes joies, mes espoirs se nourrissent de représentations fantasmatiques. Il faut donc apprendre à distinguer les objets et leurs représentations, les situations réelles et la façon que j’ai de les percevoir. Les sages de l’Antiquité étaient « constructivistes » avant l’heure.


7. Deviens ce que tu es (sauf pour les serial killers)

« Deviens ce que tu es »  : la formule maintes fois citée par Nietzsche (qui la tient de Pindare, un poète grec du Ve siècle av. J.‑C.) est énigmatique : comment peut-on devenir ce que l’on est déjà ? En fait, l’idée est que nous possédons tous des ressources et des prédispositions particulières qui demandent à être révélées. Mais comment savoir ?
La réponse se trouve chez le philosophe stoïcien Épictète. L’un de ces disciples lui demandait : « Comment chacun de nous peut-il savoir ce qui répond à ses aptitudes ? » Épictète répond alors : « Comment le taureau, quand s’approche le lion, connaît-il le courage et la force qui est en lui ? » La réponse est donc que c’est dans l’épreuve que la personne se révèle. Inutile donc de se regarder au fond de soi pour trouver ce que l’on doit faire. C’est dans la pratique que se révèlent forces et faiblesses.
Ce n’est pas tout. Si nous avons tous des dons (pardon, des prédispositions et des goûts) pour certaines activités, il faut aussi les cultiver. Épictète poursuit : « On ne devient pas soudain un taureau ou un homme d’élite, il y faut de l’exercice, de la préparation. Et ne pas se lancer à l’aveugle dans des entreprises qui ne sont pas à notre portée » (Entretiens, livre I).
André Gide le disait à sa façon : « Il faut suivre sa pente, mais en montant. »


8. Ne compte pas sur ta seule volonté

L’art de vivre philosophique comme les techniques de changement personnel reposent sur le principe d’une transformation intérieure. Il faut changer ses pensées afin de modifier ses conduites. Cette conversion mentale est l’acte philosophique par excellence. Elle repose sur la connaissance de soi préparatoire à la maîtrise de soi.
Mais la volonté est fragile et ne compter que sur elle pour changer s’avère notoirement insuffisant. Tous ceux qui font des résolutions de début d’année le savent bien. La volonté finit toujours par se heurter à d’autres sollicitations, aux envies immédiates, aux distractions, aux routines et à mille autres assauts du réel.
D’où cette leçon essentielle : pour changer, il faut aussi transformer son environnement. En agissant sur son milieu, on agit en retour sur soi-même. C’est ce que font spontanément certains adolescents qui savent qu’ils ne pourront pas résister à certaines tentations (jeux vidéo, copains, télévision) et demandent à entrer en pensionnat. Telle est la ruse d’Ulysse qui, sachant qu’il ne résistera pas au chant des sirènes, demande à être attaché au mât.
Le changement personnel passe par le changement de cadre de vie. On en a tous l’expérience : il suffit de sortir de son cadre habituel pour que nos idées changent. Les voyages, rien de tel pour se changer les idées. Le support social – amis, rencontres, clubs, associations, institutions – joue également un rôle majeur sur nos conduites : bon ou mauvais, il contribue à nous extirper d’une situation ou à nous y replonger. Les experts en changement personnel ont tendance à insister sur le rôle de tous les supports extérieurs dans la transformation de soi.
Les grandes religions ne s’y sont pas trompées. Cherchant à inciter leurs ouailles à se comporter en bons disciples, elles ont mis au point tout un arsenal de techniques de contrôle personnel : rituels quotidiens, images souvenirs, objets (chapelets ou moulins à prière), organisation communautaire, slogans simples, modèles de référence, etc. Le tout formant une sorte de kit existentiel destiné à encourager un modèle de vie de bons croyants.

9. Ce qui dépend de moi...

Épictète dans un texte célèbre invite à séparer « ce qui dépend de moi » (et que je peux changer) et « ce qui ne dépend pas de moi » (et que je dois accepter). Inutile donc de s’angoisser pour des choses sur lesquelles je n’ai pas de prise : il faut apprendre à les accepter et même à les accueillir sereinement.
La leçon d’Épictète est aussi que l’on dispose toujours d’une marge de manœuvre pour desserrer l’étreinte (lui-même était né esclave et a obtenu son affranchissement). L’art de vivre entendu comme capacité de maîtrise de soi, de contrôle de sa destinée a donc des racines anthropologiques, historiques et psychologiques très profondes : confrontés aux épreuves de la vie, nous avons mis au point des techniques mentales de survie. Certaines aident à supporter les souffrances et les frustrations, d’autres à s’armer psychologiquement pour affronter les défis.
En ce sens, l’art de vivre et le développement personnel ne sont pas des inventions de la modernité récente. Ils étaient présents en Grèce antique, en Chine ou en Inde anciennes et dans la plupart des autres civilisations.
Mais ces techniques sont incontestablement stimulées dans nos sociétés qualifiées de « réflexives » par les sociologues. Qu’il s’agisse des études, du travail, de la vie de couple, chacun est invité à faire des choix et à ne plus se soumettre à des directives imposées. La gestion de sa vie repose sur la mobilisation personnelle. D’où le besoin de discipliner son existence. Ce que ressentent bien l’étudiant livré à lui-même, le salarié relativement libre de gérer son emploi du temps et ses méthodes de travail (du moment qu’il atteint ses objectifs), le chômeur qui cherche à se réinsérer, l’alcoolique ou le fumeur qui souhaite se libérer de son addiction, etc.
La société de consommation et de communication nous soumet tous à des stimulations incessantes à consommer, à s’informer, à se distraire. Et l’individu, pris dans les mailles de son propre désir, éprouve le besoin de se dégager de cette emprise et de mieux maîtriser son existence. D’où une certaine adéquation entre les messages de simplicité volontaire qui ont le vent en poupe, et les sagesses antiques qui invitaient à modérer ses désirs et à résister aux vaines passions.
« Ce qui dépend de moi », c’est donc aussi se défaire de ces multiples stimulations, distractions, sollicitations ou injonctions qui me tiraillent dans tous les sens et m’empêchent de suivre les buts que je me suis fixés. Si je m’en suis fixés…


10. N'attends pas qu'il soit trop tard

« Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard » (Aragon). Tel est le paradoxe de l’art de vivre : il faudrait tant de temps pour apprendre à vivre que l’on y parviendrait juste au moment où les forces nous abandonnent. Une autre idée déprimante voudrait que l’on apprenne à vivre à coups d’échecs. « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » (Nietzsche). Sottise ! Certes à force de se taper sur les doigts, l‘apprenti apprend à mieux tenir son marteau. De même, on pense à sauvegarder plus souvent ses données après avoir crashé une ou deux fois son disque dur. Mais la plupart des grands échecs ne rendent pas plus fort : ils nous traumatisent, nous fragilisent et nous affaiblissent (8).
Il est une façon plus positive d’envisager les choses. Boèce assignait à la sagesse un but de « consolation », Épictète la voyait comme un « remède » aux souffrances. Or qu’attend-on d’un remède ? Non pas qu’il nous donne santé et jeunesse éternelle, mais qu’il nous guérisse d’un mal ou au moins en atténue les douleurs. Mais il va de soi que les leçons de philosophie ne sauraient offrir le bonheur absolu ni garantir le succès de nos entreprises. On sait aussi que les remèdes doivent être pris avec discernement : « Tout est poison, rien n’est poison, tout est question de mesure », disait Hippocrate. Chaque remède a enfin ses effets secondaires indésirables. C’est vrai aussi pour les leçons de vie.
La philosophie peut aussi être conçue comme un art de combat. L’art de la chasse nous enseigne à connaître le gibier, à traquer, à poser des pièges, à tirer. Mais il ne garantit jamais que la chasse sera bonne. L’art du dessin nous apprend à faire des paysages ou des portraits, mais ne donne ni le talent ni l’envie de dessiner. L’art de la boxe apprend à donner des coups, à les esquiver, à les encaisser. Il prépare au combat mais ne peut promettre toujours la victoire. Il en va de même pour l’art de vivre. Il aide à affronter les épreuves de la vie mais ne saurait en garantir l’issue.
Sauf pour la dernière, si l’on admet avec Montaigne que « philosopher, c’est apprendre à mourir ».


NOTES
(1) P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001.
(2) M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Gallimard/Seuil, 2008.
(3) P. Veyne, Sénèque. Une introduction, Tallandier, 2007.
(4) J.-F. Dortier, « Bouddha, Confucius, Socrate et les autres », Sciences Humaines, n° 203, avril 2009.
(5) P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1992.
(6) Voir F. Dupuy, La Fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Seuil, 2005, et A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998.
(7) J.-F. Dortier, « Le blues du dimanche soir », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 12, sept-nov. 2008.
(8) J.-F. Dortier, « Ce qui ne nous tue pas nous rend-il vraiment plus fort ? », disponible sur le blog www.dortier.fr

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