mercredi 23 avril 2014

Thomas Piketty : « Le retour des inégalités inquiète aux Etats-Unis »

Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par
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Un mois après sa sortie aux Etats-Unis, le livre de l'économiste français, qui a notamment été reçu à la Maison Blanche, s'est classé mardi en tête des ventes aux Etats-Unis sur Amazon.

Un mois après sa sortie aux Etats-Unis, le livre de l'économiste français Thomas Piketty, consacré à la montée des inégalités dans le monde, Capital in the Twenty-First Century (Le Capital au XXIe siècle), s'est classé, mardi 22 avril, en tête des ventes aux Etats-Unis sur le site de distribution en ligne Amazon. Il fait également partie de la liste des meilleures ventes du New York Times.

Reçu il y a quelques jours à la Maison Blanche et au ministère des finances américain, M. Piketty enchaîne les colloques et les conférences aux Etats-Unis aux côtés de Prix Nobel d'économie afin de dénoncer l'extrême concentration des richesses et plaider pour une plus forte taxation des hauts revenus.
La sortie de votre livre aux Etats-Unis suscite un large débat. Etes-vous surpris par son retentissement ?
C'est vrai qu'on est en train d'atteindre la borne supérieure à laquelle je pouvais m'attendre. En même temps, cela fait longtemps que notre travail, avec Emmanuel Saez, sur les inégalités, suscite beaucoup d'intérêt à chaque publication. Là, la nouveauté, c'est qu'il s'agit d'un travail plus global, il est donc normal que cela retienne plus l'attention. Mais si j'ai écrit une histoire de la dynamique des inégalités c'est pour qu'elle puisse être lue par le plus grand nombre. Je suis surpris du succès, mais en même temps le but était de toucher un maximum de gens.
Est-ce que vous vous attendiez à des critiques aussi élogieuses dans ce pays, et à la limite plus élogieuses que celles que vous avez reçues en France, alors que les Etats-Unis ont plutôt la réputation d'être moins réceptifs au thème de l'inégalité ?
La réalité, c'est que les inégalités ont beaucoup plus augmenté aux Etats-Unis qu'en Europe au cours des trente ou quarante dernières années. De ce point de vue, ce n'est pas étonnant que le problème soit très présent dans le débat américain. Le retour des inégalités inquiète ici.
Mais les Etats-Unis ont toujours une relation beaucoup plus compliquée avec cette problématique que ce que l'on imagine parfois en Europe. C'est un pays qui a une tradition égalitaire très forte, qui s'est construit autour de cette question en opposition à une Europe elle-même confrontées à des inégalités de classe ou patrimoniales. Ensuite, il ne faut pas oublier que ce sont les Etats-Unis qui, il y a un siècle, ont inventé un système de fiscalité progressif sur les revenus justement parce qu'ils avaient peur de devenir aussi inégalitaire que l'Europe.
Par rapport aux tendances longues que vous décrivez dans votre livre, celui-ci aurait pu être écrit il y a cinq ans voire dix ans. Pensez-vous qu'il aurait eu autant de retentissement aux Etats-Unis ? Finalement, n'arrive-t-il pas à un moment propice, au lendemain de la crise financière ?
Ce livre arrive effectivement à un moment où la question est particulièrement prégnante aux Etats-Unis, même s'il reste de difficile de savoir comment il aurait été reçu il y a dix ans. Mais ce dont on parle moins, mais qui me fait autant plaisir, c'est que la traduction en anglais a permis également d'ouvrir le débat au niveau européen.
On doit reconnaître aux Etats-Unis la capacité de s'emparer de débats qui dérangent. En même temps, on n'a pas le sentiment que les politiques publiques sont vraiment prêtes à bouger, même si Barack Obama fait preuve de volontarisme dans son discours. Est-ce que cela veut dire qu'il n'est pas déjà trop tard pour renverser cette tendance aux inégalités et que l'argent influence déjà la politique de manière irréversible ?
Ça, c'est la vision sombre du problème. Je me méfie de ce pessimisme. Toute l'histoire de la répartition des richesses et de l'impôt est pleine de surprises et les choses peuvent évoluer beaucoup plus vite qu'on ne l'aurait imaginé. Aux Etats-Unis en particulier. Qui, il y a un peu plus d'un siècle, aurait dit que l'impôt fédéral sur le revenu serait un jour créé ou qu'on aurait instauré une très forte progressivité à partir des années 1920 ? Pas grand monde, certainement. Pourtant, l'argument était déjà de dire qu'une grande partie de notre processus démocratique était capturé par une minorité. Mais les institutions démocratiques ont fini par répondre à ce constat.
Vous apportez une contribution majeure au débat sur les inégalités. Quelles peuvent être les retombées concrètes en termes de décision politique ?
Ce livre n'est qu'un élément dans un débat plus large qui contribue à s'interroger sur la concentration excessive des revenus et des patrimoines. Maintenant, il faut que les mesures qui pourraient être prises soient renouvelées : l'impôt progressif que j'appelle de mes vœux n'est pas le même que l'impôt sur les revenus ou sur les successions mis en place au XXe siècle. Par exemple, l'impôt sur le patrimoine est à repenser. Mais ce n'est pas un livre qui va changer le cours de l'histoire.
Même si le Prix Nobel d'économie Paul Krugman dit que c'est certainement le plus important de la décennie ? Ça finit par vous gêner, ce concert de louanges ?
Non, ça fait plaisir, même si c'est un peu tôt pour évaluer l'impact de ce livre.
On lit beaucoup moins de critiques virulentes sur votre travail. Comment interprétez-vous ce silence de façade alors que les contempteurs de votre théorie sont sans doute nombreux et ont un accès à la parole publique relativement facile ?
On les entend peu parce que mon livre n'est pas un ouvrage de théorie ou de spéculation. A la fin, je tire des conclusions avec lesquelles on peut ne pas être d'accord, mais la grande majorité du livre est constituée d'exposés sur l'évolution historique des inégalités du patrimoine. Je pense que c'est quelque chose qui n'est pas facile à écarter d'un revers de main. Il s'agit avant tout d'un livre d'histoire qui met sur la table des faits historiques. Après, les gens peuvent en tirer d'autres conclusions pour la suite, mais le constat est difficilement contestable. C'est d'ailleurs l'intérêt du livre de remettre l'histoire au centre d'un débat qui est souvent idéologique.
Pensez-vous qu'aux Etats-Unis le fait d'être Français relativise la portée de votre de travail, la France étant parfois caricaturée sur le plan idéologique ?
Cet argument n'est pas trop utilisé ici. Globalement, je crois que les commentateurs ont compris que je ne suis pas un atroce anti-Américain. Encore une fois ce sont les Etats-Unis qui ont inventé le système de l'impôt progressif sur les revenus et les successions et non pas la France ou l'Allemagne. J'essaye d'en appeler à cette tradition progressiste américaine et je pense que c'est ce message qui passe bien et évite d'être caricaturé comme le Français qui vient donner des leçons aux Etats-Unis.
Certains en France avaient qualifié votre théorie de « marxisme de sous-préfecture ». Maintenant que ce « marxisme de sous-préfecture » rencontre une certaine résonance aux Etats-Unis, qu'avez-vous envie de leur répondre ?
C'est sans doute toujours mieux de lire avant d'écrire. C'est amusant de voir que The Economist ou le Financial Times se révèlent plus ouverts que certains journaux français. Ce qui me gêne, c'est que, d'une certaine façon, cette anecdote est révélatrice de l'état du débat dans notre pays. Il y a une telle peur du déclassement en France qu'on est en permanence dans un débat électrisé entre des gens de droite qui accusent des gens de gauche de vouloir tuer la compétitivité du pays et qui n'arrivent même plus à lire et à regarder ce que pense l'autre.

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