Longtemps l’univers de ceux qui parlent d‘Internet et des nouvelles technologies était divisé entre deux camps très distincts. D’un côté les technophiles, fascinés par les possibles qu’offrent la mise en réseau des individus, l’horizontalité et la décentralisation des organisations. De l’autre, les technosceptiques, raillant un nouvel univers sans règles, reposant sur une utopie destructrice d’équilibres et de consensus vitaux.
Depuis quelques mois, un nouveau courant fait entendre sa voix, que l’on pourrait appeler technoréaliste. Il est porté notamment par des pionniers de l’Internet tel que l’informaticien et musicien Jaron Lanier, qui a tiré récemment la sonnette d’alarme dans un livre intitulé À qui appartient l’avenir ? En France, ceux qui suivent le blog d’Eric Scherer ont pu voir depuis quelques semaines plusieurs articles montrant, chez cet observateur d’ordinaire optimiste, une place de plus en plus grande accordée aux méfaits de l’Internet sur l’emploi ou sur la concentration des richesses.
Boris Beaude est géographe et chercheur au sein du laboratoire Chôros de l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Il vient de publier un livre intitulé Les fins d'Internet aux éditions FYP, un petit livre qui résume bien les principales préoccupations des technoréalistes. L’introduction de l'ouvrage est disponible sur son site Internet.
Ci-dessous, nous vous proposons un extrait édité de l'entretien à écouter absolument dans le lecteur ci-dessus. Les propos sont recueillis par Ziad Maalouf qui est également co-auteur de ce billet.
Ziad : Vos recherches portent sur la dimension spatiale d’Internet. C’est déjà un angle d’approche particulier pour étudier le réseau des réseaux, non?
Boris Beaude : Effectivement, c'est une approche de géographe. Mais pas commune, c'est-à-dire que je n'entre pas par le territoire. J'essaie d'appréhender Internet comme un espace en tant que tel. Je m’intéresse à ce qu'il se passe en son sein. Donc ce n’est pas les backbones ou les datacenters qui m’intéressent mais vraiment Facebook, Wikipedia, Twitter ou le site d'une radio comme RFI.
Z : "Les fins d’Internet" c’est le titre de votre dernier livre. Je veux bien qu’on s’arrête sur plusieurs choix liés à ce titre d’abord le pluriel à fins, les fins et ensuite le singulier et la majuscule qui est très importante à Internet.
B. B. : Oui, rien n'est anodin dans le titre. Fins avec un "s" repose sur l’ambiguïté du terme puisque ça renvoie aux finalités, c'est plus évident avec un "s".
Une ambiguïté qui est tout de suite effacée, quand on dit en première phrase c'est un réseau qui a 30 ans et qui est en train de disparaître...
Oui, mais l’ambiguïté demeure, parce que le propos du livre est de mettre en tension les finalités et les fins. Le fait qu'effectivement Internet est un projet. C'est une construction. Il y a des personnes qui ont contribué à son développement avec une idée de la politique qui convient. Par ailleurs ce que je souligne c'est que ces finalités entrent en contradiction avec d'autres enjeux, d'autres conceptions de la politique et c'est la raison pour laquelle on parle de fin dans le sens de terminaison et le "s" me plaît aussi parce qu’il y en a plusieurs possibles.
Le "s" est aussi une forme d’optimisme puisque c'est les fins possibles. Si on l'entend comme fins avec terminaison et le "I" à Internet qui est essentiel aussi ?
Alors celui-là j'y tiens particulièrement. La France est l'un des rares pays à être passé à la minuscule même si beaucoup ne respectent pas cette consigne et j'en fais partie. Internet c'est un nom propre, car c'est une chose unique. Il n'y en a pas d'autres. Internet n'a rien à voir avec quelque chose de générique, un concept comme l’électricité ou autre parce que souvent on fait des analogies de ce genre. Le téléphone, la radio sont des concepts. Il y a plein de déclinaisons en fait. Alors qu'Internet c'est unique et c'est la raison pour laquelle j'insiste sur le fait qu'on doit lui mettre une majuscule pour rappeler son unicité et rappeler à quel point cette unicité est fragile aussi. La minuscule, je trouve que c'est un premier pas vers le danger d'avoir plusieurs Internets. Ce qui n'a pas de sens.
Sur cette unicité et cette majuscule du mot Internet vous écrivez ceci : "Ce que l'on fait à Internet, même localement, on le fait à Internet dans son ensemble". Donc c'est une manière de dire que si on écrit Internet avec une minuscule, ou qu’on met un « s », les Internets, on estime que lorsque l’on touche au réseau, dans un pays, ça n'affecte pas l'ensemble. Alors qu'en gardant la majuscule et en insistant sur le nom propre c'est une manière de dire tout ce qu'on fait quelque part ça affecte Internet ?
Complètement, ça affecte l’intégralité d'Internet. Normalement c'est une interconnexion de réseaux en toutes ses parts. Il doit être semblable. Ce qui n'est plus le cas.
"Internet a à peine plus de 30 ans et il est sur le point de disparaître". Ça fait peur. Pourquoi avoir ouvert sur cette phrase ?
Parce que je crois que ça va plus vite que prévu et la sensibilité est très faible à cet égard. Je dirais qu'Internet est devenu tellement évident que de nombreuses personnes pensent que ça va de soi. Comme l’électricité justement. Alors que ça ne va pas de soi du tout. Facebook a à peine dix ans, Google Maps a à peine 10 ans, les smartphones connectés, moins de 10 ans. Même Google, 15 ans ce n'est rien. Ce n'est pas parce que ça s'est imposé très rapidement dans notre quotidien que ça va rester tel qu'on le connait. Il y a deux objectifs à commencer par cette phrase. Le premier est de sensibiliser sur le fait que cette fin est déjà engagée. Le deuxième est de donner envie de prendre les choses en main. De se dire que si on aime Internet ou que l'on trouve ça important dans son quotidien, il faut réagir.
Pour expliquer justement la fin ou la finalité d'Internet, vous revenez sur les idées qui ont donné naissance à Internet et qui précèdent Internet...
C'est un point très important pour moi. Le fait que c'est un projet récent mais qui s'inscrit dans une pensée plus longue. Le décalage entre ce qu'on peut faire et ce qu'on souhaite faire permet d'expliquer aussi les problèmes politiques qu'on a.
Ça fait longtemps qu'on souhaite pouvoir se téléporter mais on ne peut pas. En revanche, la télécommunication a une histoire très longue et Internet constitue une étape très importante en terme, par exemple, de capacité individuelle. Il n'y a pas antérieurement de technique qui permet à l’échelle du monde à des individus de s'exprimer individuellement. Par contre ce sur quoi j'insiste est que c'est un héritage des Lumières. C'est le moment où la philosophie de l'espace a évolué. Ce qui permet de comprendre qu'Internet est un espace réel c'est une philosophie de la même époque. Ça s'inscrit aussi dans une idéologie des réseaux, c'est à dire une pensée avec un projet où les réseaux sont des vecteurs d'efficience. Ça s'inscrit dans le Saint-simonisme, dans la cybernétique de l'après Seconde Guerre mondiale. Cette cybernétique en fait avait comme idée profonde qu'il ne fallait absolument pas créer d'entrave à la circulation de l'information. L'information doit circuler pour que les sociétés soient conscientes d'elles-mêmes, qu'elles aient toujours une idée des feedbacks. La notion de feedback vient de la cybernétique, c’était une lutte contre le communisme essentiellement à ce moment là.
Et c’était un peu les leçons tirées de la Seconde Guerre mondiale. On disait que l'Allemagne avait dérivé parce qu’il n’y avait pas assez d'informations.
C'est ça, il y a le choc de la Seconde Guerre mondiale. Et il y a les valeurs héritées des Lumières, le libre arbitre, l'émancipation de l'individu, la gestion collective des biens communs, etc. Et Internet s'inscrit dans cette continuité, de créer un dispositif technique qui va rendre difficile l'interception, la centralisation. Mais finalement ce n'est pas du tout ce qu'il se passe.
Et notamment dans le contexte de la Guerre froide, l'idée de ce réseau était que si l'on touche un point, un des nœuds du réseau, le réseau peut continuer à fonctionner. Ça c'est l'origine "militaire" d'Internet. Il y a également une origine universitaire et ensuite, il y a une trentaine d'années, c'est devenu un réseau public.
C’est ça, c'est une origine militaire mais qui est un peu mythique. Le financement est militaire, la motivation l’était aussi mais les universitaires se sont surtout servi de cet argument pour faire valoir leurs pensées libertaires et créer des réseaux décentralisés de circulation de l'information. Mais c’est vrai il y a ce double héritage. On voit comment les militaires et les chercheurs se sont retrouvés dans un but commun qui est de créer un tel réseau.
Internet est arrivé dans nos vies il y a une vingtaine d'années. Il a évolué à une vitesse incroyable. Il a affecté une très grande partie des domaines de l'activité, du commerce, de l’économie, des relations, etc. Nous sommes tous témoins. Et vous avez cette autre formule : "la croissance d'Internet est si soudaine que son emprise sur le monde contemporain s'est faite plus rapidement que notre capacité à identifier l'influence sur nos pratiques". En gros ça arrive tellement vite qu'on n’a même pas le temps de réfléchir à ce que ça signifie. C'est ça ?
Très clairement. Je le constate personnellement et c’est le cas aussi des autres chercheurs. On doit y consacrer un temps considérable parce que le changement est vraiment très rapide. Et les politiques non plus ne l'ont pas vu venir. Même de très grosses entreprises comme Sony, comme Microsoft, ne l'ont pas vu venir non plus. Donc on est vraiment face à une dynamique soudaine. Par contre l'ouverture d'Internet tel qu'il a été conçu a rendu possible ce développement rapide, cette déclinaison d'offres très souples. On arrive à un moment où se développent de nouvelles pratiques qui créent des conflits d’intérêts. C'est là que la politique émerge.
Et de nouveau défis aussi pour Internet qui se développe rapidement. Concernant par exemple la cybersurveillance, l'année 2013 est symptomatique. C'est l'année de la cybersurveillance. On a découvert que des grandes démocraties comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni surveillaient massivement la planète avec toutes sortes de dispositifs et de processus. La censure aussi évidemment, encore récemment en Turquie, Twitter et Youtube ont été bloqués. Le panoptique c'est un mot que vous utilisez également. C'est-à-dire cette crainte mais aussi cette réalité qui fait que quelqu’un peut avoir un oeil sur tout le monde en même temps ?
Exactement, c'est l'idée qu'on peut tout surveiller d'un point central. Il y a d'autres déclinaisons du terme comme catoptrique ou autre. Mais pour Internet, comme tout le monde se surveille, certaines personnes appellent ça la sous-veillance. Mais effectivement ce dont il est question récemment c'est la surveillance. Une surveillance surplombante. C'est l'idée que des gouvernements, des entreprises ont une capacité très asymétrique, par rapport aux utilisateurs, de surveillance. C'est décentralisé en apparence mais par contre avec des dispositifs relativement simples on peut surveiller très précisément les pratiques individuelles. Et cela dans des proportions inédites. On n’a pas de précédent dans l'histoire d'une telle capacité à savoir ce que les gens lisent, écrivent, avec qui ils échangent. Ils ont une capacité de regard sur nos pratiques qui est considérable.
Une des premières approches, une des premières clés pour comprendre cette problématique c'est votre approche de géographe. Vous avez cette formule pour introduire la question de l'espace lié à Internet, "en œuvrant à abolir l'espace, Internet risque finalement d'être aboli par l'espace." Qu'est-ce que ça veut dire ?
Dans le projet initial, on est vraiment dans une technique spatiale. Il y a cette idée que pour ce qui concerne la télécommunication, Internet va permettre un contact sur de très grandes distances entre les individus. Et c'est une avancée, incontestable, ça permet de s'organiser, de s'informer, de coproduire. Mais du coup, en le disant autrement, Internet crée de l'espace. En fait, Internet n'abolit pas du tout l'espace. Il crée des espaces d'intermédiation, des plateformes. Facebook par exemple, c'est un espace au sens fort du terme. Mais par contre, il y a d'autres espaces qui demeurent. C'est ça le propos du livre. On ne peut pas résider sur Facebook. On ne peut pas manger sur Facebook. On ne peut pas boire un verre avec un ami sur Facebook. Donc d'autres espaces demeurent. Ils sont essentiels, ils structurent le vivre-ensemble. Il y a les civilités aussi, la politique, les institutions, qui décide de ce qu'on a le droit de faire ou pas. Et Internet pour l'instant n'a pas les moyens de gérer ça. Donc en créant un espace mondial pour l'humanité Internet se retrouve en conflit avec pleins d'autres espaces plus locaux qui ont des règles de vivre-ensemble qui ne sont pas compatibles avec ce qu'Internet autorise. Et d'où le fait que c'est finalement l'espace au sens large qui risque d'abolir Internet, c'est à dire que le fait que l'espace demeure et reste une dimension importante de notre existence.
Parfois ça souligne l’archaïsme de certaines règles mais d'autres fois ça rappelle que même si elles sont contraignantes ces règles elles ont un sens.
Oui, on est dans cette tension très forte qui n'est justement pas qu'un problème mais qui en pose. Je trouve que l'exemple des élections est intéressant car il rappelle que le droit est toujours une façon de créer un ordre par rapport à des pratiques précises. Si on change l'espace on va changer les pratiques et du coup le droit très souvent n'est plus adapté. Internet de ce point de vue pose problème parce que comme il s'inscrit dans des spatialités qui ne sont pas du tout les mêmes il y'a un contournement en fait de la souveraineté nationale. Et on se rend compte parfois qu’encadrer la liberté d'expression ça peut faire sens. On ne peut pas avoir liberté et sécurité, on ne peut pas avoir liberté et propriété, on ne peut pas avoir liberté et égalité. Et la politique naît de ça, elle naît du fait qu'on doit définir en commun les bons curseurs. Qu'est ce qu'on souhaite?
Concernant le partitionnement, la censure, la surveillance vous écrivez "Internet permet l'émergence d'un espace politique mondial mais celui ci est largement à inventer. Le temps de cette invention Internet aura probablement disparu". C’est assez pessimiste, non ?
Je le pense toujours. Le problème d’Internet aujourd’hui est le même que celui concernant l'économie, l'environnement. Des régulations mondiales, communes sont nécessaires. Les États doivent s’entendre et manifestement les États n'y parviennent pas.
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