LA TRIBUNE - Pour vous, qu'est-ce que l'innovation « disruptive » ?
JEAN-LUC BEYLAT - C'est ce qui se passe lorsqu'on transforme le paradigme d'un marché. Le train fait suite à la diligence ; l'électricité, à la vapeur ; le mail, au courrier papier. Les acteurs touchés par cette transformation doivent alors se réinventer pendant que grandissent les nouveaux venus, ceux qui ébranlent les situations établies. C'est l'une des caractéristiques de notre époque de « synthèse créative », selon les principes schumpétériens : certains marchés, certains métiers doivent disparaître pour laisser la place à de nouvelles choses.Qui sont les disrupteurs de l'innovation ?
Steve Jobs est un excellent exemple ! Mais il y en a beaucoup dont on ne parle pas. Il s'agit avant tout d'entrepreneurs qui se mettent dans une zone à risque pour aller chercher de la valeur, pour changer les choses établies, pour changer le monde en créant de nouveaux marchés et de nouveaux usages. Ils ne se limitent pas à un marché de niche. Ils agissent à l'échelle de la planète.Dans l'histoire, citons Louis Lumière pour le cinéma, Pasteur pour la pénicilline et, récemment, le professeur Alain Carpentier avec son projet Carmat de coeur artificiel implantable. Parfois, on confond disrupteur et star de l'économie. La vraie disruption consiste à apporter quelque chose de vraiment nouveau. Comme les réseaux sociaux qui ont été moteurs des Printemps arabes et qui, aujourd'hui, sous-tendent l'innovation participative dans l'entreprise.
Justement, comment les entreprises établies peuvent-elles réagir ?
Par « l'innovation ouverte », à savoir la capacité à innover à plusieurs sur des sujets comme la ville, les transports, l'énergie de demain... Tous ces chantiers ne sont pas restreints à un seul acteur. Et ceux qui se positionnent le plus vite travaillent avec les autres. L'automobile avait donné l'exemple : 80% de la valeur ajoutée d'une voiture proviennent des partenaires.Plus généralement, le champ de l'innovation ouverte démarre avec la recherche collaborative, par exemple dans les pôles de compétitivité comme Systematic.
Une chose est sûre : celui qui innove seul dans son coin ira moins vite. Le facteur temps est devenu critique. Notamment dans le numérique où le cycle s'est furieusement accéléré. L'une des meilleures illustrations réside dans le logiciel libre dont les développeurs sont particulièrement interconnectés. Ils en tirent une force incroyable. On le voit avec le projet OpenStack. Ses briques logicielles se développent vite, se standardisent vite et accélèrent la « cloudification » à la fois de l'informatique et des télécoms.
Le « disruptive business » provient-il d'un changement culturel qui s'est opéré dans la société ?
Oui. A cet égard, le « Not Invented Here » est dépassé. On prend conscience que chacun s'enrichit au contact de l'autre. Cette transformation des mentalités modifie le management, les évolutions professionnelles, la manière de gérer la propriété intellectuelle, les choix stratégiques.Regarder Google avec son Android. A priori, ce système d'exploitation pour mobile, un monde à l'époque très fermé et très propriétaire, n'était pas dans le champ de son métier de moteur de recherche. Mais cela a transformé l'entreprise.
Avec la démocratisation massive des technologies et des plates-formes collaboratives, peut-on s'attendre à voir débouler une génération sontanée et massive de disrupteurs ?
Il y a deux ans, cette vision n'était pas perceptible à ce point sur la place publique. Mais il y a un mouvement de fond, un mouvement de démocratie ascendante qui semble irrépressible. Je pense au « Do It YourSelf », au phénomène Makers ou au Printemps arabe... Cette contribution ascendante devient majeure.De ce point de vue, le système éducatif français tourne à l'envers avec ses processus de sélection. Les MOOCs [Massive Open Online Courses ; « cours en ligne massivement ouverts », ndlr] deviennent importants pour les jeunes ou les chômeurs qui veulent entrer dans la société. Ils font exploser un tas de barrières ! C'est la même chose avec les FabLabs qui démocratisent l'accès aux imprimantes 3D. Il y a plein de « pétrole » dans ces espaces. Ceux qui vont le chercher en tireront la valeur. Oui, par construction, on peut s'attendre à une génération spontanée de disrupteurs. On le voit déjà dans les pôles de compétitivité.
Avec Pierre Tambourin, DG de Genopole, vous avez remis au gouvernement le rapport « L'innovation, un enjeu majeur pour la France ». Qu'en retenez-vous ?
Certains de nos propos ont pu inspirer le Plan innovation de Fleur Pellerin. Notamment la désacralisation des parcours : un chercheur pourrait avoir intérêt à être formé à la démarche entrepreneuriale, la France aurait aussi intérêt à être une terre d'attractivité, à structurer et concentrer les capitaux pour aider les entreprises à grandir comme l'ont fait Parrot ou Criteo. Le Plan innovation porte cela.Au niveau de l'entreprise, comment faire émerger des disrupteurs ?
C'est très difficile ! Car il faut gérer une chose et son contraire : le produit qui génère aujourd'hui des revenus sur le marché et préparer celui qui va faire la rupture, la différenciation. Il faut avoir des équipes qui pensent et agissent dans une direction donnée (réussir aujourd'hui sur les marchés) et, en même temps, héberger ceux qui pensent différemment pour imaginer les produits de demain.Sinon, ils seront dehors et c'est dangereux. C'est ce que nous essayons de faire chez Alcatel-Lucent, mais, clairement, les entreprises tâtonnent, expérimentent. Par exemple avec les Internal Ventures, sortes de start-up internes qu'on protège pour y incuber des idées de rupture. Les choses avancent. Il y a quatre ans, peu d'entreprises s'impliquaient dans l'innovation ouverte. Aujourd'hui, faites le tour des groupes du CAC 40, tout le monde en parle.
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