“Derrière le désir de cyber-immortalité et de cyber-gnose, il y a trop souvent une part non négligeable de cyber-égoisme” Margareth Wertheim.
“Le cyberepace est un espace spirituel” (“soul-space”) est la seconde assertion qu’examine Margareth Wertheim dans “The pearly gates of cyberspace”. Le cyberespace n’est pas seulement un espace pour le self, c’est aussi un espace dans lequel se développe une certaine spiritualité. C’est un espace pour l’âme.
Cette spiritualité apparait dans les termes qui sont utilisés : les cyber-enthousiastes parlent d’”évangélisation”, dans les MMO, les joueurs “ressuscitent” leur personnages et les boss “chutent”, les dispositifs numériques sont “transparents” etc. Toutes ces expressions sont tirées du vocabulaire religieux.
Margareth Wertheim montre comment
cette rhétorique a été construite. Dans leurs premiers textes, les
cyber-enthousiastes ont largement puisé dans le vocabulaire et les
images de la chrétienté. Par exemple, Marc Pesce,
co-développeur du langage VRML qui permet un rendu 3D des objets, parle
d’une expérience commune aux mystiques aux hackers au cours de laquelle
quelque choses est “révélé”, Nicole Stenger affirme que “de l’autre coté de nos gants de données… nous serons tous des anges”
Le cyberespace serait donc un espace hiérophantique
(Eliade, M.) c’est à dire un espace dans lequel le sacré se manifeste.
Cet espace est marqué par l’image de la Nouvelle Jérusalem,
Dans la révélation qui est faite à Jean par l’ange de Patmos, la ville céleste apparait comme une ville parfaitement ordonnée :
“Elle avait une grande et haute muraille. Elle
avait douze portes, et aux portes douze anges, et des noms écrits, ceux
des douze tribus des fils d’Israël: à l’orient trois portes, au nord
trois portes, au midi trois portes, et à l’occident trois portes. La
muraille de la ville avait douze fondements, et sur eux les douze noms
des douze apôtres de l’Agneau." (Apocalypse 21:12-14)
Comme la Ville Céleste, le cyberespace est un espace de géométrie et de lumière “Construit à partir des données pures, [il est] une polis idéalisée fait d’ordre cristallin et de rigueur mathématique” remarque Margareth Wertheim.
Ce que voit Jean à Patmos n’est pas si différent de ce que Casey, le
hacker du Neuromancien, voit quant il entre dans le cyberespace : un
espace parfait, rythmé par des symétries et des répétitions : 12 portes,
12 anges, 12 tribus, 12 fondements, 12 apôtres distribuées sur les
quatre points cardinaux !.
Le cyberbespace donne corps au rêve d’une âme enfin
débarrassé du poids de la chair. Nul n’aura plus à endurer la faim et la
douleur, ni même les outrages du temps. Comment ne pas penser à “Il
essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y
aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont
disparu.” ? (Apocalypse 21:4) promis à Jean par l’ange de
l’Apocalypse ? Le cyberespace semble rendre banal les extraordinaires
promesses de la religion.
Margareth Wertheim note que le corps
numérique est un corps sentient et sensuel. C’est un corps ouvert à la
sensation, au plaisir, et même à la jouissance. Elle y voit un
reconditionnement dans la vulgate numérique de la doctrine chrétienne
dans laquelle les élus voient leur corps glorifiés après le jugement
dernier
Quelques uns se sont laissés allé à rêver qu’il sera
bientôt possible de déposer puis de télécharger son esprit dans le
cyberespace. L’humanité deviendrait ainsi immortelle, puisqu’il serait
possible de “recharger” un esprit dans un corps si celui-ci venait
malencontreusement à être détruit. Il serait même possible grâce à la
puissance de calcul des machines, de reconstituer totalement un corps
puisque celui ci n’est finalement qu’un agencement d’atome dont la
complexité se laisse réduire à une succession de 0 et de 1. Rien qui ne
saurait impressionner un ordinateur, donc.
L’existence toute entière d’un homme, sa vie, ses
souvenirs, ses émotions, ses pensées, ne serait finalement qu’une
succession de chiffres qui pourraient être reconstitués ou simulés par
une machine. On retrouve cette idée dans la série Doll HouseW
: des individus sont manipulés comme des poupées. Ils ont pour seule
mémoire celle qu’on leur télécharge avant chaque mission. Entre les
missions, ils vivent comme des bienheureux dans une maison où leur
quotidien est réglé d’une façon immuable . Leur vie est parfaitement
réglée et du matin au soir ils répètent les même gestes et ont les même
conversations jour après jour.
C’est aussi le thème du film Matrix et de sa scène
finale dans laquelle Neo voit la réalité pour ce qu’elle est vraiment :
non pas des agents mais une succession de chiffres et de symboles
merveilleusement agencés puisque dans leur forme ils reproduisent
l’image qu’ils encodent. En manipulant le code, Neo manipule la réalité
ou plus exactement tous les plans de toutes les réalités. Il connait
toutes choses ainsi que les forces qui les mettent en mouvement. Il
identifie un à un tous les objets de tous les espaces. Il est devenu
omniscient.
Cette idée est présente dans True Names [PDF], cité par Margareth Wertheim, et publié deux ans avant Le Neuromancien : “
Aucun moineau ne pouvait voler sans qu’il le sache via le système de
contrôle aérien … aucun paiement encaissé sans qu’il le remarque par le
réseau de communication bancaire. Plus de trois cent millions de vies
balayées par ses sens”. Dans un monde de chiffres, il devient
possible d’être l’égal du Dieu Heimdall d’entendre et de voir toute
chose. Une telle intimité avec le mouvement du monde signale que la
personne est devenue omnisciente. C’est, après le corps en majesté, la
seconde promesse du cyberespace. Ses portes ouvrent sur la gnose c’est à dire une fusion du sel avec le Tout
Margareth Wertheim montre que l’idée
d’un corps bienheureux et indestructible reprend la rhétorique
chrétienne et s’enracine dans la philosophie pythagoricienne. Pour
Pythagore, les chiffres contenaient en effet la réalité dernière. L’âme
était essentiellement mathématique et la raison était essentiellement
une affaire de ratios. La pratique religieuse, qui devait inclure
l’étude des mathématiques, permettait de retrouver le royaume divin au
delà du plan de la réalité.
Elle apporte une série de critiques à ces rêves techno-religieux.
La première critique porte sur la question de la
totalité. Comment pourrait on obtenir une image totale de l’esprit d’un
individu, alors que cet individu n’a pas lui même une représentation
totale de ce qu’il pense à chaque instant ? Comment l’image numérique
d’un individu pourrait être totale, alors que nous ne somme jamais
conscient de tout ? Comment peut-on parler de totalité alors que la
mémoire humaine est lacunaire ? Comment peut on imaginer capturer un
individu alors même que cet individu est pour une grande part dans ses
lacunes ? L’identité est quelque chose de contradictoire et conflictuel.
Elle n’est jamais isolée, mais ouverte sur d’autres identités qui la
mettent en danger ou la conforte. Elle est perméable et pointillée.
Elle est un “singulier pluriel” (Kaës, R.). Elle est, finalement, assez
étrangère au monde numérique dans laquelle certains voudraient la
sauvegarder.
La seconde critique est morale et éthique. Les
promesses de vie éternelle du cyberespace ne sont jamais associés à une
quelconque morale. Pour les religions, la vie éternelle est promise à
ceux qui ont vécue une vie de chair en adéquation avec un code moral.
Dans le cyberespace, cette question de se pose même pas : la promesse
d’éternité n’est liée à aucune exigence éthique ni responsabilité morale
: “On obtient la récompense de l’immortalité d’une religion, mais sans
aucune de ses obligations”. Pire, tout effort dans le plan de la réalité
devient inutile, puisque tout devient possible dans le cyberespace ?
Pourquoi mettre en place des systèmes d’éducation, de santé ou de
solidarité, puisque dans le cyberespace “la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu”.
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